Les pouvoirs dominants soumis au « rite de passage »
Une euphorie générale a accompagné la chute successive des potentats moyen-orientaux Ben Ali et Moubarak. Dans les deux cas, un mouvement issu de la société civile a réussi à mettre fin à l’exercice du pouvoir de deux Présidents rejetés par les masses de leur pays. Comme le note l’Association altermondialiste ATTAC, « En l’absence de toute réelle opposition structurée, malgré une faible tradition de société civile autonome, les citoyens tunisiens et égyptiens insoumis ont su auto-organiser leur révolution et conquérir pacifiquement une légitimité si indiscutable que les militaires n’ont pas osé tirer. La police des dictateurs a certes tué des centaines de personnes, mais la révolution a su rester non violente. Par l’occupation inlassable de l’espace public, par la participation massive des femmes, par l’appropriation de l’Internet, par l’invention populaire permanente de slogans, d’images, de banderoles, d’affiches, de poèmes, de mots d’ordre, par la grève générale aussi, et malheureusement parfois par des suicides, les peuples sont devenus acteurs de leur vie » 1.
Sans vouloir méconnaître le grand espoir que ces événements peuvent susciter, il convient cependant de garder la tête froide si l’on ne veut pas qu’une fois de plus le grand soir de la fête de la liberté soit suivi de petits matins de gueule de bois. Ce surgissement de la contestation de la rue n’a pu aboutir qu’avec la complicité, au moins tacite, de l’armée, celle-là même qui avait mis en place ces deux présidents. Si des scènes de fraternisation entre l’armée et les manifestants nous ont été rapportées par les medias, il reste qu’avoir débarqué deux potentats l’un de 75 ans l’autre de 83 ans qui s’accrochaient à leur fauteuil ne constitue pas en soi un changement de politique. Plus encore, il était de l’intérêt de ceux qui souhaitent le maintien des politiques actuelles de se débarrasser de personnages qui finalement les ridiculisaient.
Cela dit, les événements de Tunisie et d’Égypte démontrent que « la société civile » s’avère un acteur capital dans le fonctionnement des sociétés modernes. Nicanor Perlas, économiste philippin, fondateur du Centre d’étude, de recherche et d’initiative pour un développement durable a publié un ouvrage qui sort ce thème de la « société civile » d’un certain flou oratoire pour en faire un outil majeur d’évolution de nos sociétés 2. Analysant ce qu’on a appelé la « bataille de Seattle » de 1999 contre l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), qui a signé l’apparition des altermondialistes dans le débat public, Nicanor Perlas écrit ceci : « Après des années de travail, la société civile du monde entier brisa la monotonie de l’empire hyper capitaliste et le monopole du discours capitaliste sur la mondialisation. Dans un acte de rébellion culturelle, elle recadra tout le débat sur la mondialisation, en posant la question des valeurs et du sens et en se démarquant du discours élitaire dominant qui croyait asseoir sa légitimité en rationalisant un désir de pouvoir sans borne et une avidité immodérée pour l’argent » 3.
Loin de vouloir, après les cultes successifs de l’État et du Marché, nous amener à vénérer une nouvelle idole qui serait la société civile, Nicanor Perlas vise à promouvoir un nouveau processus, et non pas un produit social fini. Il nous montre, non seulement en théoricien, mais en praticien engagé dans des programmes de développement dans son pays que c’est à travers conflits, dialogues et partenariats entre les trois instances que sont le pouvoir politique, le pouvoir économique et la société civile que s’élabore un développement humain. Alors que les systèmes politiques et économiques sont des constructions qui vivent de la concurrence, « la société civile est fondamentalement auto-organisatrice et essentiellement coopérative, comme tout système vivant en bonne santé » 4. Sa sphère est celle des valeurs, de la culture et de la spiritualité.
Face à cette importance grandissante de la société civile, la tentation est grande, pour la sphère politique et économique, de l’instrumentaliser. Nicanor Perlas invite donc les acteurs à une grande vigilance, sinon les aspirations politiques, humaines, culturelles, sociales, écologiques et spirituelles seront réduites à l’état de marchandise pour servir les intérêts des obsédés du pouvoir et de l’argent. Nicanor Perlas renverse le rapport entre la société civile et les dirigeants. Celle-ci lui apparaît comme le creuset où peuvent s’inventer de nouvelles pratiques économiques et sociétales : « La société civile est actuellement ce pouvoir qui pousse les forces dominantes de la société à réaliser l’équivalent d’un “ rite de passage ”. Les pouvoirs dominants doivent être rendus humbles. De cette humilité, (…) de nouvelles possibilités éclosent pour la société. Ainsi, la société civile devient le lieu de l’’“ initiation ”de la prochaine génération de dirigeants de la société au sens large – des dirigeants qui tiendront mieux compte des besoins réels de tous les citoyens » 5.
Les mois qui viennent nous diront si les nouveaux dirigeants tunisiens et égyptiens ont réellement effectué ce « rite de passage ».
Bernard Ginisty
Chronique hebdomadaire du
13.02.11
1 – Attac France, Paris le 12 février 2011
2 – Nicanor Perlas : La Société civile : le 3e pouvoir Éditions Yves Michel 2003
3 – Nicanor Perlas op.cit. p. 32-33
4 – Nicanor Perlas op.cit. p. 57
5 – Nicanor Perlas op.cit. p.184