Le moment fraternité

Publié le par G&S

Le XXe siècle aura vu le face-à-face des systèmes qui ont incarné deux exigences de la modernité : celle de la liberté et celle de l’égalité. La liberté a été surtout celle d’entreprendre, celle du marché. L’égalité, fut le combat de ceux qui ont demandé à l’État la justice que la jungle des libertés laissées à elles-mêmes est incapable de promouvoir.

Les combattants de l’égalité à outrance ont promu un socialisme d’État, qui a fini en médiocrité économique régulée par des apparatchiks totalitaires. Quant aux hérauts de la liberté, ils se sont fourvoyés dans un ultralibéralisme économique de marché. Crises boursières à répétition, fracture sociale grandissante dans les pays développés, pollution généralisée de la planète, dictature du seul profit à court terme, font que ce que l’on nous présenté comme des victoires boursières et entrepreneuriales se sont soldées par des défaites de l’humain et finalement par la crise financière mondiale que nous traversons. Au fronton de nos mairies, après les mots égalité et liberté, il y a celui de fraternité. Nous avons pensé qu’il s’agissait d’un vœu pieux. Or, les combats toujours nécessaires pour la liberté et l’égalité, sans une fraternité concrète, deviennent stériles et mortels. Aussi, pour reprendre le titre d’un des derniers ouvrages de Régis Debray, nous nous trouvons en face de ce qu’il appelle « Le moment fraternité » 1.

Si nos sociétés tiennent debout malgré la crise, c’est qu’elles sont encore tissées par des milliers de fraternités citoyennes, humanistes, spirituelles qui ne font pas la une des journaux. Elles sont en œuvre dans la grande majorité des banlieues qui ne brûlent pas, dans les centaines d’associations qui tissent au quotidien le lien social, avec tous les promoteurs d’une culture différente, d’une économie solidaire, d’autres modes de vie. Dans ceux qui se risquent à mettre de la fraternité au cœur même des activités financières comme, par exemple, la société financière intitulée Nouvelle Économie Fraternelle. Qu’une société financière, pourtant contrôlée par la commission bancaire, mette au premier rang la fraternité a paru tellement incongru à certains esprits que ce mot a suffi, il y a quelques années, à la faire taxer de secte.

Si les États peuvent légiférer sur la liberté et l’égalité, la fraternité ne se décrète pas. Non seulement elle ne se décrète pas, mais elle trouve ses sources dans la dimension spirituelle de la personne, sous peine de se perdre dans les caricatures de l’embrigadement des partis, les sectes et toutes sortes de refuges identitaires.

Bien loin de se réduire à un vague humanitarisme ou à la naïveté des bonnes intentions, la fraternité, nous dit Régis Debray : « prend à rebrousse-poil le “ je préfère mon frère à mon cousin et mon cousin à mon voisin ”. Elle suppose un travail de soi sur soi, plus astreignant qu’une bienveillance naturelle envers son prochain, mais plus exigeante aussi qu’une  simple inclination amicale. Mon meilleur ami est un autre moi-même, mon frère n’a pas besoin d’être mon alter ego. On ne naît pas frère, on le devient » 2.

Aujourd’hui ce devoir de fraternité n’est pas un luxe pour belles âmes, mais la condition pour que des sociétés ne retournent pas à la barbarie. Ce lien fraternel, nous dit encore Régis Debray, « ne s’achète pas au rabais. Il coûte. Il se trouve simplement que ne pas en prendre le risque en serait un plus grand encore, qui ne nous laisserait plus le choix qu’entre les sécessions tribales reniant l’unité de l’espèce humaine et l’abstraction Humanité couvrant les cruautés de l’argent-maître » 3.

Bernard Ginisty
Éditorial diffusé sur RCF Saône & Loire le 26.09.09

1 - Régis Debray : Le moment fraternité, Éditions Gallimard 2009
2 - Idem, pages 271-272
3 - Idem, page364

Publié dans Signes des temps

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