Emmaüs : la lumière et l’ombre

Publié le par Garrigues

Tout au long de l’année liturgique, les églises chrétiennes invitent non pas à la pieuse commémoration d’événements passés ou à l’évasion dans quelque représentation mythique, mais à donner sens au quotidien de nos vies. Ainsi, dans ces semaines qui suivent la fête de Pâques, l’épisode évangélique  du cheminement des disciples d’Emmaüs éclaire singulièrement notre condition humaine de passants.

Dans un très bel ouvrage intitulé Le Clair et l’Obscur 1, le philosophe et écrivain qu’était Jean Guitton écrit : « J’ai souvent dit que, s’il me fallait choisir dans l’Évangile, la page que je voudrais sauver du néant, ce serait celle des disciples d’Emmaüs ». À ses yeux, cette conversation de disciples déçus essayant de trouver un sens à l’écroulement de leurs rêves traduit nos interrogations quotidiennes sur la signification de ce qui nous arrive. Elle illustre « l’entretien que nous avons sans cesse avec nous-mêmes, en silence, sur l’événement qui vient de se passer, et dont nous cherchons le sens, ce sentiment d’échec que nous donne l’Histoire, parce que le mal semble y avoir règne et triomphe, le doute, la crainte et par-dessus tout l’incertitude, la réfutation de cet espoir qui se prononce malgré nous au fond de nous-mêmes et auquel nous n’osons pas croire »2.

La lumière de Pâques n’a pas l’éclat aveuglant d’une évidence ou celle des lampions de la fête célébrant la revanche des bons sur les méchants ! Elle est celle du « clair-obscur » que Jean Guitton caractérise ainsi : « À la vérité, jamais n’a existé ni le tout clair ni le tout obscur. C’est le mélange de la lumière et de l’ombre qui est notre climat. À cette lumière tempérée, à cette ombre claire, il faut nous accommoder »3. Voilà pourquoi il vaut mieux fréquenter les poètes et les artistes que les idéologues et les détenteurs de certitudes pour penser notre condition humaine. Ainsi, Rembrandt, dans son célèbre tableau sur les disciples d’Emmaüs, « a réussi à humaniser le divin au dernier degré sans le faire disparaître dans l’allégorie ». Et Jean Guitton poursuit : « Si l’épisode d’Emmaüs est selon moi artistique au degré suprême, surtout quand on le compare à celui de la Transfiguration, c’est parce que Dieu y demeure dans les limites de l’homme et qu’il n’est pas reconnu au moment même »4.

L’aventure de ces disciples nous montre que la recherche du sens passe par la marche, le partage, l’ouverture à l’étranger et la convivialité d’un repas. Il faut sortir des cénacles, des écoles, des certitudes politiques et religieuses, des grandes abstractions. Le plus frappant, dans les textes évangéliques qui parlent de la Résurrection, c’est que le Christ ressuscité n’a rien d’une présence qui s’imposerait triomphalement à tout le monde. Plusieurs fois dans un premier temps, ses disciples ne le reconnaissent pas. Car, écrit Guitton, « pour qu’une telle apparition se fasse dans notre temps humain, il faut qu’elle ait été lentement préparée par l’attente, la soif, la promesse »5. C’est dire qu’il ne peut être rencontré que par des êtres en chemin capables de changer de regard et ayant renoncé au rêve d’une installation définitive dans une carrière, une certitude ou un confort.

Bernard Ginisty

Chronique diffusée sur RCF Saône & Loire le 9 mai 2009

1 - Jean GUITTON : Le Clair et l’Obscur, Éditions Aubier, 1964

2 - Idem pages 157-158

3 - Idem page 11

4 - Idem pages 162-163

5 - Idem page 157

Publié dans Réflexions en chemin

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C
Je suis très touchée par ce texte.Je voudrais raconter une anecdote personnelle. Mon mari et moi avons choisi, à l’occasion de notre mariage de vieux de 50 ans l’Evangile d’Emmaüs. Nous avions placé sur l’autel le tableau de Rembrandt évoqué (une reproduction).Notre fête se voulait une référence à la rencontre.Ce qui nous frappait dans cet Evangile, c’est que dans un premier temps, les disciples ne reconnaissent pas le Christ. C’est que la rencontre n’est pas une chose facile : « la lumière de Pâques n’a pas l’éclat aveuglant d’une évidence … ».L’Autre n’est pas toujours tel qu’on l’avait imaginé, ou même rêvé. Reconnaître l’autre comme celui qui s’impose, qui est incontournable, demande – surtout à 50 ans- de longues conversations et des signes de complicité, comme à Emmaüs, les explications de Jésus sur les événements de Jérusalem, puis le renouvellement de la Cène. La rencontre « préparée par l’attente, la soif, la promesse »Il y a certes toujours un pari à faire, et ce pari « chamboule » alors  toute la vie. Celle des disciples retournant à la Ville, pour  y témoigner, celle des vieux mariés, qui doivent déménager, s’inscrire dans une nouvelle famille… Mais cette reconnaissance de l’Autre s’impose alors comme un émerveillement, qui « oblige » : pas de demi mesure dans l’engagement. Mais justement, parce que la rencontre n’est pas simple, la rencontre est toujours  en train de se produire. Rien n’est acquis ; la rencontre n’est pas possession définitive ; elle est partage, elle est questionnement renouvelé, elle est construction.Le message d’Emmaüs est là aussi.
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