La quatrième tentation du Christ
Étude de l’évangile dit De la Femme adultère
En cette période de Carême, où les chrétiens sont invités à méditer sur l’amour de Dieu pour les pécheurs que nous sommes, il me paraît intéressant de vous proposer quelques pistes de réflexion sur cet évangile tellement connu qu’on oublie souvent d’y voir ce qui saute aux yeux.
Je vous propose une traduction personnelle de cet épisode, que l'on trouve dans les bibles en Jean 8,1-11 :
8,1 Et Jésus s’en alla au mont des Oliviers.
8,2 Et dès le point du jour il était à nouveau présent au Temple et tout le peuple venait vers lui, et s’étant assis il les enseignait.
8,3 Et les scribes et les pharisiens amènent une femme saisie au milieu d’un adultère, et, l’ayant placée debout au milieu,
8,4 ils lui disent : « Maître, cette femme a été saisie en flagrant délit d’adultère ;
8,5 et dans la loi Moïse nous a commandé de lapider celles-là. Toi, donc, que dis-tu ? »
8,6 Et ils disaient cela le mettant à l’épreuve, afin d’obtenir de l’accuser. Et Jésus, courbé en avant vers le bas, avec le doigt couchait des signes sur la terre.
8,7 Et comme ils continuaient à l’interroger il se redressa et leur dit : « Le sans péché parmi vous, le premier, qu’il envoie une pierre sur elle. »
8,8 Et, de nouveau se courbant vers le bas, il écrivait sur la terre.
8,9 Et eux, entendant, sortirent un à un, en commençant par les plus vieux, et il fut laissé seul et la femme étant au milieu.
8,10 Et, se redressant, Jésus lui dit : « Femme, où sont-ils ? Personne ne t’a condamnée ? »
8,11 Et elle dit : « Personne, Seigneur. » Et Jésus dit : « Moi non plus je ne te condamne pas : va-t’en, et à partir de maintenant ne pèche plus. »
Un texte étonnant dans un contexte mouvant
Tout le monde s’en va, Jésus dit à la femme de partir, ce qu’elle fait… Pourtant le texte dit alors : de nouveau Jésus leur adressa la parole (8,12)… et la polémique abandonnée à la fin du chapitre 7 reprend de plus belle…
Curieux, n’est-ce pas ? Tellement curieux qu’on peut se demander ce que cet épisode fait là !
En effet, outre les ruptures qu’on vient d’évoquer dans le récit, il apparaît rapidement dans une étude attentive que le style de cet épisode n’est pas du tout johannique, au moins pour cinq raisons :
- Jean ne connaît pas le mont des Oliviers (au moment de l’agonie de Jésus, il parle d’un jardin dans lequel Jésus entra)
- Jean ne parle jamais des scribes et des pharisiens, mais des Judéens (les fameux Juifs)
- l’expression ils disaient cela pour les mettre à l’épreuve n’est pas johannique (il n’y a pas de tentations de Jésus en Jean)
- en Jean, Jésus n’enseigne jamais assis ; Jean précise même en 7,37 : Jésus debout, s’écria… !
- en Jean, Jésus n’est jamais appelé Maître, mais Rabbi ou Seigneur.
Si on consulte les notes de nos bibles sur le premier verset de l'épisode on y lit généralement qu'il a été placé au fil des siècles à différents endroits de l’évangile de Jean (y compris à la toute fin du chapitre 21 !) ou dans celui de Luc, quelquefois à la fin mais généralement après le verset 21,38… ou NULLE PART (ce texte étant sans doute considéré comme très gênant par certains).
Une étude détaillée – que je peux fournir par mail à qui le souhaiterait – montre sans trop de difficultés que ce texte peut être attribué à Luc et sans doute placé après le verset 21,38.
Pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ?
La réponse est difficile à exposer simplement et je vais essayer d’être clair.
1 / L’évangile de Luc a une structure symétrique
a ) 1,1 - 4,13 : De la naissance aux tentations
b ) 4,14 - 9,50 : Ministère en Galiléec )
9, 51 : Jésus prend le chemin de Jérusalem
b’ ) 9,52 - 21,36 : Montée et entrée à Jérusalem
a’ ) 21,37 - 24,53 : De la Passion à l’Ascension
ce qui signifie que des épisodes qu’on peut apparier se « répondent » entre les parties a et a’ ainsi qu’entre b et b’, symétriques autour du verset qui inaugure ce qu’on peut appeler les évangiles des Montées.
2 / L’évangile de Luc est l’évangile du Temple
Luc utilise 15 fois le mot, en particulier dans les épisodes de la Présentation de Jésus, du Recouvrement de Jésus au milieu des Docteurs de la Loi, des tentations au désert, et à la toute fin. On le trouve que 10 fois en Jean, 9 en Matthieu et 8 en Marc.
3 / L’épisode des Tentations de Jésus au désert (4,1-13) se termine au Temple
Il y a en effet une inversion entre les deuxième et troisième tentations entre le texte de Matthieu (4,1-11) qui se termine sur la montagne et celui de Luc qui se termine au Temple.
Luc conclut cet épisode en écrivant (4,13) : ayant ainsi épuisé toute tentation, le diable s’éloigna de lui jusqu’au moment favorable.
4 / L’épisode des Tentations et de la Femme adultère ont de nombreux mots en communs : mettre à l’épreuve, écrire, amener, le Temple, en bas, prescrire, pierre, Seigneur…
5 / Les versets 21,37-38 de Luc ressemblent fortement aux versets 8,1-2 de Jean :
Luc : Pendant le jour il était dans le Temple à enseigner ; mais la nuit, il s’en allait la passer en plein air sur le mont dit des Oliviers. Et, dès l’aurore, tout le peuple venait à lui dans le Temple pour l’écouter…
Jean : Quant à Jésus, il alla au mont des Oliviers. Mais, dès l’aurore, de nouveau il fut là dans le Temple, et tout le peuple venait à lui, et s’étant assis il les enseignait.
En Luc 21,38, on est donc au moment favorable annoncé en Luc 3,13, en présence d’une nouvelle tentation de Jésus par le Diable, qui avait disparu depuis le chapitre 4 ; cette nouvelle tentation est donc la quatrième…
Notons en passant que c’est pour cela que dans la profession de foi de Pierre à Césarée et l’annonce de la Passion en Luc 9,18-22 Jésus ne dit pas à Pierre : derrière moi Satan, phrase qu’on trouve en Matthieu 16,23 et Marc 8,33 (pour Luc ce n’est pas encore le moment favorable…)
Ayant maintenant conscience que nous allons assister à une nouvelle attaque du diable contre Jésus, qu’il souhaite décisive, nous pouvons faire quelques remarques sur divers éléments du texte…
La loi
Que dit-elle du sujet ?
On peut penser que les scribes et les pharisiens font allusion à Deutéronome 22,22-24 : Si l’on prend sur le fait un homme couchant avec une femme mariée, tous deux mourront : l’homme qui a couché avec la femme et la femme elle-même. Tu feras disparaître d’Israël le mal. Si une jeune fille vierge est fiancée à un homme, qu’un autre homme la rencontre dans la ville et couche avec elle, vous les conduirez tous deux à la porte de cette ville et vous les lapiderez jusqu’à ce que mort s’ensuive : la jeune fille parce qu’elle n’a pas appelé au secours dans la ville, et l’homme parce qu’il a usé de la femme de son prochain. Tu feras disparaître le mal d’au milieu de toi.
... dont un parallèle se trouve en Lévitique 20,10 : « L’homme qui commet l’adultère avec la femme de son prochain devra mourir, lui et sa complice. »
Mais à la lecture de ces textes, on découvre :
- que la lapidation n’est réservée explicitement qu’à une jeune fille vierge ;
- que dans tous les cas l’homme doit mourir aussi ;
- que dans deux des trois cas l’homme est cité en premier comme objet du châtiment, la femme étant exécutée elle aussi...
Quelle assurance dans le ton de ces hommes qui se gardent bien de citer les lois auxquelles ils font allusion pour en demander l’application immédiate !
Les absents : les témoins, l’amant et le mari
En principe, il faut deux ou trois témoins indispensables pour l’accusation, ceux qui doivent jeter les premières pierres de la lapidation : « On ne pourra être condamné à mort qu’au dire de deux ou trois témoins, on ne sera pas mis à mort au dire d’un seul témoin. Les témoins mettront les premiers la main à l’exécution du condamné, puis tout le peuple y mettra la main » (Deutéronome 17,6-7 repris, à peu près mot pour mot, en Deutéronome 19,15).
Les scribes et les pharisiens disent : « cette femme a été saisie ». Est-elle totalement un objet pour eux, pour qu’ils emploient le passif impersonnel en parlant d’elle, ou n’ont-ils aucun témoin à citer à l’appui de leur accusation ? Pourquoi ne disent-ils pas : « nous avons saisi cette femme », eux qui disent si bien « Moïse nous a commandé de lapider celles-là » ? Par qui donc leur a-t-elle été livrée ? De quelle machination – diabolique – est-elle victime ?
Ne sont présents ni l’amant ni le mari et la sentence ne pourra pas être rendue, hors la présence du mari seule personne qui pourrait à bon droit invoquer un préjudice subi.
Car où est-il cet homme – son mari – la seule « victime » ? Est-il si peu enclin au pardon qu’il l’a abandonnée aux mains de cette troupe ? Ou s’intéresse-t-il tellement peu à elle qu’il n’est au courant de rien ? Les scribes et les pharisiens ont-ils décidé de faire justice eux-mêmes sans même que le principal intéressé ait été averti ?
Car où est-il cet homme – son amant – lui aussi pécheur, lui aussi passible de la peine capitale, d’après la loi de Moïse ? A-t-il réussi à s’échapper, abandonnant celle qu’il aime – ou qu’il dit aimer – à la pire des épreuves ? Ou a-t-il bénéficié de la mansuétude – voire de la complicité – de tous ces hommes dominateurs, ses frères de sexe, qui se satisfont largement de voir périr seulement la femme pour assouvir leur soif de “ justice ” ?
Les scribes et les pharisiens
La Loi de Moïse est complètement détournée, bafouée, par ses plus ardents pratiquants. Ceux-là mêmes pour qui elle est toute la vie en font un usage de mort, alors que Dieu l’a donnée à l’Homme pour le faire vivre.
Comment expliquer cette dérive sinon par le fait que les scribes et les pharisiens sont ici les instruments du Diable, qui les enferme dans leur certitude et leur aveuglement ? Ils ne voient pas, dans leur folie meurtrière, qu’ils sont en train de commettre l’iniquité la plus ignoble, obnubilés qu’ils sont par leur acharnement à perdre cette femme pour perdre Jésus.
Les voilà maintenant autour d’elle, la regardant, faible et apeurée, et jouissant sans doute de leur domination avec ce penchant proprement sadique – diabolique – qui mêle de la façon la plus perverse le désir de possession sexuelle et les pulsions de mort.
« Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle », disait Jésus.
N’y a-t-il pas chez eux un désir inavoué et inassouvi pour cette femme ; ne veulent-ils pas la mener à la mort pour la punir de ne pas avoir été à eux ? Ne veulent-ils pas lui faire payer leur propre abstinence, dictée par la Loi et la peur du châtiment, et non par un désir de fidélité né de l’amour pour leur épouse ? Ne sont-ils pas d’abord jaloux des autres hommes qui pourraient prendre leur femme ou jaloux de celui qui a “ eu ” cette femme qui est là devant eux ?
La tentation
Nous sommes au Temple de Jérusalem, lieu de la présence de Dieu, centre du monde.
La femme est debout au milieu du cercle des scribes et pharisiens, et donc au centre du centre du monde ! Jésus est sans doute lui aussi dans le cercle. Le peuple est à l’extérieur, exclu du débat entre Jésus et le Diable…
La femme est au milieu du centre du monde. Cf. Genèse 2,9 : Le Seigneur Dieu fit pousser du sol toute espèce d'arbres séduisants à voir et bons à manger, et l'arbre de vie au milieu du jardin (Éden, centre du monde) et l'arbre de la connaissance du bien et du mal.
On est bien dans le cadre d’une tentation : la femme est au milieu, comme l’arbre de vie et celui de la connaissance du bien-et-mal :
- Arbre de la connaissance : si Jésus est vraiment Dieu, il devrait montrer qu’il a la connaissance du bien-et-mal et confirmer la loi de Moïse.
- Arbre de vie : si Jésus est vraiment homme, il ne devrait pas rester indifférent au sort de cette femme séduisante à voir… saisie en adultère et donc sans doute habillée comme sur l’illustration de ma traduction…
Ses tentations (chapitre 4) du seul fils de Dieu n’ayant pas marché, le Diable met deux fers au feu : la loi de Moïse pour tenter le fils de Dieu, et le spectacle de la femme pour tenter le fils de l’homme.
Après le départ des accusateurs, la femme est encore au milieu (alors que tout le monde est parti !) et Jésus lui dit « où sont-ils ? ». Cf. Genèse 3,8-9 : l'homme et sa femme se cachèrent de la face du Seigneur Dieu au milieu des arbres du jardin. Le Seigneur Dieu appela l'homme : « Où es-tu ? » dit-il.
La femme est toujours au milieu, mais à découvert (sans jeu de mots !) mais le Seigneur cherche les hommes qui sont partis se cacher au milieu des buissons épais de leur péché…
Jésus se courbe en avant vers le bas
… puis se redresse avant de se courber encore en avant vers le bas puis de se redresser encore…
Cela est un mouvement constant dans toute la Bible : on est dans la partie de la vie de Jésus en Luc où il a décidé de monter à Jérusalem où il sera élevé sur une croix puis au ciel ; pour cela il se sera abaissé plus d’une fois (Cf. Philippiens 2,6-11 et l’article Descendons dans le Jourdain).
Jésus s’abaisse pour laisser sa place à la liberté de l’homme, puis se redresse pour inviter l’homme (et la femme) à se relever aussi !
Jésus trace des signes sur la terre
Le texte ne dit pas que Jésus trace des traits, ou dessine : il écrit, ou inscrit, selon le sens des deux mots grecs employés.
Ce geste pose bien des questions aux exégètes : pour ne pas regarder la femme, pour paraître indifférent et se donner le temps de réfléchir, pour ne pas affronter les accusateurs, pour les mettre face à eux-mêmes et à leur péché, pour se remettre lui-même en cause, etc. ? Elles sont assez connues pour qu’on ne s’y étende pas ici.
Je voudrais seulement faire remarquer que le texte précise que Jésus écrit « du doigt ».
L’expression écrire du doigt se trouve dans la Bible dans deux récits :
- en Exode 31,18 et Deutéronome 9,10 : là il s’agit du doigt de Dieu qui écrit la Loi (dite de Moïse) selon laquelle la femme adultère doit être lapidée. Une loi.
- en Daniel 5,5 où un doigt mystérieux écrit sur le mur la condamnation du roi Balthasar, pesé sur les balances de la justice et trouvé trop léger. Une condamnation.
À son tour, Jésus écrit du doigt « sur la terre » (le texte ne parle pas de sable, ni de sol, ni de poussière, mais de « gè », la terre). En Matthieu 9,6 Jésus dit bien que « le Fils de l’homme a le pouvoir de remettre le péché sur la terre » (!).
Jésus écrirait alors sur et pour la terre des hommes une loi nouvelle, celle de l’amour et du pardon.
Moïse et Daniel ne sont pas abolis mais accomplis : l’épouse adultère, figure d’Israël (cf. le livre d’Osée, entre autre), et en fin de compte de l’humanité, retrouve un avenir.
Jésus et les accusateurs
Il leur dit : « Le sans péché parmi vous, qu’il envoie le premier une pierre sur elle ». Cela n’appelle pas de commentaire car il y en a eu des milliers très valables. Je dirai seulement que la Traduction liturgique de l’Église catholique ne devrait pas écrire LA pierre, polluée qu’elle est par l’expression populaire ou voulant se « mettre à la portée des petites gens »…
L’évolution des accusateurs
Quand Jésus écrit pour la première fois, ils continuent à parler (à l’interroger) ; quand il écrit pour la seconde fois, ils entendent !
Curieux ces gens qui entendent le silence (cf. Élie ; 1Rois 19,12 !)…
Ils étaient venus en groupe et ils repartent un par un : la haine a été entendue collectivement, Dieu a parlé à chacun (à l’inverse de l’épisode des noces de Cana en Jean 2).
On peut noter aussi qu’ils partent en commençant par les plus vieux, presbytéroï, le mot utilisé pour parler du fils aîné de la parabole des deux fils (cf. l’article Un cadet nommé désir)…
Jésus parle à la femme
Personne ne t’a condamnée ? Moi non plus, je ne te condamne pas !
Il est bon de remarquer – avant tout – que Jésus conclut du départ des scribes et des pharisiens que personne ne l’a condamnée.
Mais, en y regardant de près, on s’aperçoit que cette conclusion ne s’impose absolument pas : le fait de condamner la femme est – comme disent les mathématiciens – une condition nécessaire, mais non-suffisante, pour lancer la première pierre. Il faut aussi – seconde condition qui rend la seule condamnation “ non-suffisante ” – être “ irréprochable ” pour pouvoir la lancer.
Ces conditions – condamner la femme ET être irréprochable – sont toutes deux nécessaires pour lancer la première pierre ; on ne peut donc – en aucun cas – conclure du non-passage à l’acte qu’aucun des scribes et des pharisiens n’a condamné la femme.
On peut même penser que plus d’un l’a condamnée en son for intérieur, mais a buté sur la seconde condition, et n’a donc pas osé exécuter la condamnation.
Bien sûr, Jésus n’est pas réputé pour son don pour les mathématiques, mais sa logique ne peut certainement pas être mise en cause.
Que peut-on conclure, dans ces conditions, de cette “ erreur d’interprétation ” de Jésus ?
Peut-être ne serait-il pas “ digne ” de Jésus de faire sentir que ces hommes ont renoncé non pas parce qu’ils ne condamnaient pas la femme mais parce qu’ils se sentaient pécheurs. Une question comme : « Personne n’a osé t’envoyer la première pierre ? » n’ajouterait rien au soulagement de la femme et retournerait l’accusation contre les accusateurs, ce que manifestement Jésus ne veut pas.
Jusqu’au bout Jésus sera solidaire de ces hommes, qui étaient parmi les plus “ irréprochables ” des juifs de l’époque, et veillera à ne pas les accabler plus qu’ils ne le sont par la révélation subite - et publique - de leur péché.
On a beaucoup réfléchi - et beaucoup écrit - au cours des siècles sur ces paroles de Jésus qui ne sont pas, au sens strict du terme, des paroles de pardon comme il en a donné tout au long de sa vie (cf. Lc 5,20. 7,49 entre autre).
Pour Xavier Léon-Dufour, « il confirme ainsi le comportement des pharisiens qui, du fait de leur propre péché, ont reconnu qu’ils ne pouvaient sévir contre la femme. Mais si Jésus ne condamne pas, ce ne peut être pour le même motif : lui, il est sans péché. Par son attitude paradoxale, Jésus signifie deux choses : il se refuse à critiquer la Loi en tant qu’elle réprouve l’adultère et en même temps il manifeste que sa mission est de sauver, non de condamner ».
On ne peut que souscrire à cette analyse de l’un des plus grands exégètes du siècle dernier ; mais on a envie d’aller plus loin dans la compréhension “ humaine ” de cette attitude Cette attitude (humaine ?), Jésus l’a explicitée à de nombreuses reprises : « Moi, je ne juge personne » (Jn 8, 15) ; « si quelqu’un entend mes paroles et ne les garde pas, je ne le juge pas, car je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour sauver le monde » (Jn 12, 47).
On peut – au prix de quelque effort – suivre les positions abruptes de Françoise Dolto ou de France Quéré, laquelle affirme : « Peut-être n’y a-t-il rien à absoudre ni à condamner en ces crimes tout entiers contenus dans l’élan d’une incoercible étreinte. »
Mais on est sans doute plus facilement sensible à l’interprétation de Georgette Blaquière, qui ne nie pas la culpabilité de la femme accusée mais rejoint – sans s’étendre – l’analyse qu’on a développée dans la première partie de cette étude à propos de la tentation dans le livre de la Genèse : « Voici, si j’ose dire, l’acquittement d’Ève. Jésus prononce un jugement et non une parole de miséricorde car il ne dit pas cette fois : “ Je te pardonne ”, mais : “ Je refuse moi aussi, bien qu’en ayant le droit, de te condamner. Le mal du monde dont on fait peser la responsabilité sur tes seules épaules, c’est moi qui l’assume désormais. Je suis ‘ l’Agneau de Dieu, Celui qui porte les péchés du monde ’. Et moi seul peut le faire, car je suis seul innocent et pur de tout péché ” ».
Voilà Jésus qui libère cette femme, la Femme, bouc émissaire depuis des millénaires du péché des êtres humains, hommes et femmes. Jésus devient le bélier qui sera sacrifié à la place d’Isaac, car il est le seul bouc émissaire possible, puisque le seul être humain pur et « sans défaut ». Sur ce point, on peut se reporter à Lévitique 16,21-22 : le bouc envoyé au désert, chargé des péchés d’Israël, devait être, comme tous les animaux offerts en sacrifice, « un mâle sans défaut » (Lévitique 1,3).
On ne peut pas terminer l’étude de cette phrase capitale sans noter que Jésus dit à la femme –: « Moi non plus... ». Il se montre ainsi – une nouvelle fois et jusqu’au bout – solidaire des hommes pécheurs, ses frères.
Il persiste à lui laisser croire qu’ils ne l’ont pas condamnée ; il leur fait le cadeau inestimable de paraître croire qu’ils ont – dans un superbe élan de miséricorde – acquitté l’accusée.
Va-t’en, et à partir de maintenant ne pèche plus
Voilà la femme libérée, acquittée par Jésus et - du moins le pense-t-elle, grâce à lui - par les hommes.
La voilà ressuscitée, rendue à la vie, parce qu’elle a échappé à la mort grâce à Jésus. Mais est-elle libérée pour autant de toute contrainte ? Est-elle libre de vivre comme bon lui semble ?
Sûrement pas !
Jésus la délie et la renvoie - comme Lazare - dans la vie, dans sa vie. Cette femme a sans doute, tout au long de sa vie après ces événements, gardé la certitude que Jésus était avec elle pour toujours.
On peut ajouter maintenant que si Jésus lui dit : « Va ! », comme il le disait à Bar Timée (cf. l’article Bar Timée, l'aveugle clairvoyant), c’est certainement pour qu’elle puisse revenir vers lui, mais revenir librement. Jésus n’est pas un gourou qui profite de la situation pour faire une adepte de plus ; il est le libérateur qui renvoie constamment l’être humain vers sa liberté.
Et – contrairement à ce que l’on pense en général – la vraie liberté ne consiste pas à pouvoir dire « non ! » mais à pouvoir dire « oui ! ».
On peut seulement contempler silencieusement, avec France Quéré, Jésus qui regarde la femme s’éloigner, cette femme dont on ne saura jamais le nom, cette femme image de toutes les femmes, de la Femme : Comment ne pas penser que devant la femme qu’il ne fait qu’accompagner dans sa faiblesse, et à qui il demande seulement, si elle peut, de ne pas recommencer, Jésus ne s’incline pas en silence et avec un tendre respect ? Comme s’il savait qu’enfin sa parole la touche à vif, du véritable amour.
o O o
Cet épisode, qui selon son titre traditionnel semble concerner essentiellement une femme, me paraît être plutôt un magnifique hommage à Jésus pleinement homme, qui assume sa condition en faisant preuve d’une connaissance approfondie de ce qu’on n’appelait pas encore à l’époque la « psychologie masculine », d’un sang-froid bien au-dessus de la normale et d’un amour sans limite pour tous les protagonistes de ce drame.
Mes frères, les hommes qui me faites la joie de me lire, méditez ce texte chaque fois que vous serez tentés de porter un jugement « masculin » sur une femme ou « jaloux » sur un homme.
Et vous mes sœurs, qui me faites la même joie, méditez ce texte chaque fois que vous serez choquées par l’« antiféminisme » de mes frères les hommes et de notre Église.
Et prions, si nous sommes croyants.
Petit « exercice de Carême », tout à fait facultatif : si cela vous tente, posez-vous quelques questions du type de celles que je vous propose ci-dessous :
- Quel regard portez-vous sur les personnes dont vous connaissez les difficultés de vie conjugale ? Jugez-vous ? Vous taisez-vous ?
- Comment vivez-vous le « silence de Dieu » ?
- Comment réagissez-vous au fait que « les plus vieux » partent les premiers après les paroles de Jésus ?
- Quelle a été/serait votre réaction à la phrase de Jésus : « je ne te condamne pas ; va et ne pèche plus » ?