Carême 2024
Le carême est traditionnellement un temps de jeûne et de pénitence. Est-ce l’essentiel ?
Le jeûne est une tradition que l’on trouve dès les premiers temps dans le Premier Testament, coutume d’ailleurs qui existe aussi dans bien des civilisations. L’homme se punirait de ses fautes pour attirer le pardon de Dieu. Cela suppose un Dieu vengeur exigeant la souffrance de ses fidèles pour les punir de leurs péchés. Après Jésus, cela ne tient plus, et pourtant l’Église a sans cesse continué à prôner la nécessité du jeûne et de la pénitence avec toute cette ambigüité.
Ce sont nous, les hommes, qui dans le tréfonds de notre être, ressentons un besoin de « payer » pour nos fautes. Dieu ne se réjouit pas des peines que nous pouvons éprouver, mais nous ressentons le besoin de faire pénitence en réponse à notre péché. De même pour le besoin du jeûne, c’est-à-dire d’une certaine privation, pour nous remettre droits dans notre vie. Pénitence et jeûne sont des besoins qui nous semblent nécessaires pour conforter notre humanité bafouée par nos manquements, par nos attachements qui occultent le sens de nos vies. Ces démarches semblent alors nécessaires pour nous présenter dignement devant Dieu et pouvoir être à son écoute.
Jésus lui-même est allé jeûner au désert 40 jours, notre temps de Carême, pour se préparer à sa mission. Mais il n’allait pas expier des fautes ! On peut dire qu’il se mettait en condition pour démarrer sa mission, et aussi que dans ce vide du désert il pouvait rencontrer son Père. Au désert, nous allons rencontrer Dieu en nous focalisant sur lui seul. Nous abandonnons tout le reste pour être en relation uniquement avec Lui. Le jeûne au désert est alors cette attitude de mise entre parenthèses de tout ce qui nous préoccupe et devient un poids, une servitude, y compris pour notre corps car c’est corps et âme qui cherchent le Seigneur, nous sommes incarnés. Le but du désert n’est pas ainsi de nous priver, de nourriture ou de quoique ce soit, mais de nous abstraire de tout ce qui n’est pas Dieu, de renoncer temporairement à nos habitudes de confort, du repli sur soi censé assurer notre bien-être. Nous pouvons jouir des biens terrestres, disons même que celui qui les refuserait, refuserait son humanité, voulue par Dieu. Mais c’est notre ego qui nous fait dévier, ce repli sur soi auquel nous sommes invités à renoncer pour nous tourner vers la vraie Vie. C’est à un jeûne de l’ego que nous sommes invités. Il passe par le « jeûne et la pénitence ».
Quel est le but concret, actuel, de notre « jeûne » du carême ? Pour Jésus, son passage au désert devait le préparer à sa mission. Il était parmi nous pour nous amener à son Père, cette relation au Père était donc fondamentale, au cœur de toute sa vie. D’ailleurs il retournera régulièrement, la nuit, au désert, pour se ressourcer en présence du Père. Pour nous, il s’agit de nous préparer à célébrer la Pâque du Seigneur. Qu’est-ce à dire ? Le sommet de notre foi est la mort et résurrection de Jésus-Christ. Saint Paul nous l’a suffisamment répété ! Nous avons tendance, lorsque nous réfléchissons à notre foi chrétienne, à penser que l’essentiel est l’amour du prochain, et nous n’avons pas tort. Mais il ne faut pas oublier que le second commandement est semblable au premier, amour de Dieu et amour du prochain sont inséparables. Notre amour du prochain est fait de l’amour de Dieu pour lui, est participation à cet amour. Cela est possible parce que le Christ est venu « chercher ce qui est perdu », autrement dit nous faire entrer dans cet amour du Père. Pour cela il est descendu dans les profondeurs de notre souffrance, de notre éloignement de Dieu, ceci par la Croix. Puis le Père nous en a relevé par la Résurrection. Dans l’épître du mercredi des cendres, Paul nous lance un appel pressant pour nous tourner vers Dieu, pour être justes « de la justice de Dieu ». C’est grâce à la Croix que cela devient possible : « Celui qui n’a pas connu le péché, Dieu l’a pour nous identifié au péché, afin qu’en lui nous devenions justes de la justice même de Dieu. » (2 Cor 5, 21)
Amour de Dieu, amour des autres, mort-résurrection, espérance fondée sur cette Résurrection, tout est lié profondément, c’est le chemin de la « justice de Dieu ». Nous célébrons ce mystère pour Pâques, nous sommes invités à nous y préparer pendant le Carême.
Le mercredi des cendres, nous lisons un texte du prophète Joël, suivi du psaume 50 (51), psaume de pénitence par excellence (1). En effet nous ne sommes pas comme Jésus au désert, si notre jeûne est une démarche de dépouillement pour se tourner vers le Seigneur, nous avons aussi à reconnaître notre péché, nos refus de l’amour qui jalonnent nos vies. La liturgie nous fait lire le prophète Joël pendant ce temps. Son appel prend tout son sens : « Déchirez vos cœurs et non pas vos vêtements, et revenez au Seigneur votre Dieu, car il est tendre et miséricordieux, lent à la colère et plein d’amour, renonçant au châtiment. » (Jo 2, 13) Avec cette parole d’espérance :« Et le Seigneur s’est ému en faveur de son pays, il a eu pitié de son peuple. » (Jo 2, 18). Joël, celui qui appelle au jeûne de pénitence, est aussi le prophète de la Pentecôte, annonçant le « Jour du Seigneur », jour de salut pour tous : « Après cela je répandrai mon Esprit sur toute chair […] même sur les esclaves, hommes et femmes, en ces jours-là je répandrai mon Esprit » (Jo 3, 1-2).
Alors dépouillons-nous de ce qui nous entrave, dans le silence et l’intimité de nos vies, sans proclamation intempestive, comme nous y invite l’évangile du jour : « Ce que vous faites pour devenir des justes, évitez de l’accomplir devant les hommes pour vous faire remarquer. » (Mt 6, 1). Cet évangile, par ses conseils (ou exigences) de discrétion quand nous jeûnons ou prions, nous appelle ainsi à nous éloigner de notre ego, du retour sur soi qui nous guette constamment. Il est bien dans la veine des appels de Joël et de Paul.
Et n’oublions pas cette parole du prophète Osée paraphrasée plus tard par Jésus en Mt 9, 13 : « Car c’est l’amour qui me plaît et non les sacrifices, la connaissance de Dieu plutôt que les holocaustes » (Os, 6,6).
Marc Durand
(1) « Contre toi, et toi seul, j’ai péché » dit le psalmiste. Oui si l’on n’oublie pas que le péché contre Dieu est aussi contre les hommes, comme l’amour de Dieu est semblable à celui du prochain. Notre péché est aussi contre le prochain, il est trop facile de l’oublier (cf. les pardons donnés par l’Église en oubliant les victimes…).