Ascension - Pentecôte 2023

Publié le par Garrigues et Sentiers

 

L'Ascension est le point d'orgue de la mission de Jésus. Pas spectaculaire, n'ajoutant rien à la Résurrection, elle signifie le départ de Jésus, elle marque son absence sur terre pour nous laisser la place : désormais c'est nous qui sommes attendus pour participer à l’œuvre de Dieu. Elle sera suivie de la Pentecôte, point de démarrage de la Mission.

 

Le temps entre Pâques et l'Ascension s'est plus ou moins distendu, une journée pour les uns, 40 jours pour Luc, le nombre 40 est lié à l'action de Dieu (40 ans dans le désert pour constituer le peuple de Dieu, 40 jours nécessaires à Élie pour rencontrer Dieu à l'Horeb, 40 jours de Jésus au désert pour préparer sa mission etc.). Ce temps plus ou moins dilaté définit l'espace nécessaire aux apôtres (et à nous) pour "digérer" l'inouï de la Résurrection après la catastrophe de la Croix. Le Christ, qui n'est plus le Jésus arpentant la Palestine avec ses disciples mais le Ressuscité, emploie ce temps pour expliquer l'événement du Salut, pour ouvrir l'esprit des disciples au monde nouveau qui vient de s'ouvrir et n'est pas la "restauration du Royaume en faveur d'Israël" (Ac 1, 6). Le monde a basculé, l'histoire a basculé, les perspectives sont totalement différentes.


Alors c'est pour nous une dernière chance à ne pas manquer pour nous situer dans la perspective de Dieu en renonçant à notre confort religieux dans un monde sécurisant. La "religion chrétienne", malheureusement, est souvent décrite dans une perspective évolutionniste, déroulant le temps depuis Abraham jusqu'à nous dans la continuité : l'avenir serait déjà connu par le passé, il serait prévu, il n'y aurait qu'à attendre.

Elle est la religion de l'Amour. Amour de Dieu pour les hommes déjà révélé à Abraham et rappelé tout au long du Premier Testament, en particulier par les prophètes, leitmotiv de tous les textes bibliques. Dieu nous demande, parfois nous supplie, d'y répondre : amour des hommes pour Dieu. Les colères de Dieu sont le signe de sa souffrance devant les infidélités de son peuple, du refus de recevoir son amour. Amour des hommes entre eux, aussi. Si Dieu nous aime et demande notre amour, nous ne pouvons pas renoncer à l'amour entre les hommes, c'est déjà le second commandement. Et Jésus va passer tout son temps à nous appeler à l'amour, il va parfaire cet enseignement. C'est lui qui affirme que le second commandement est semblable au premier, c'est lui qui nous appelle à être "un" comme Lui est "un" avec son Père. Tout cela est vrai, est essentiel.

 

Mais que viennent alors faire la Croix, la Résurrection et l'Ascension? Si Jésus avait été un peu plus prudent, on évitait cette fin tragique, cet accroc de la Croix. L'enseignement de l'amour avait été donné, Jésus pouvait envoyer en mission ses disciples pour qu'ils convertissent le monde à cette vie avec Dieu. L'Évangile se limiterait alors à une morale tout-à-fait remarquable, une éthique de vie, et c'est bien souvent comme cela qu'il est compris, sans plus. Comme on l'entendait bien souvent, "envoyons nos enfants au catéchisme, on leur apprend à bien se comporter"...

 

Si nous regardons de plus près, pourtant, Jésus a sans cesse été un signe de contradiction, empêchant ce déroulement paisible de l'histoire. Toute sa vie a été un enseignement pour nous amener à entrer dans le plan de Dieu qui est totalement autre que nos visées humaines, à entrer dans une autre histoire, un autre temps.

Dieu commence déjà par sortir des clous: son envoyé doit naître d'une vierge, au sein d'un peuple qui justement ne considère les femmes que si elles sont mariées, la virginité n'étant en aucun cas une valeur de l'époque. Et cette jeune vierge proclame le Magnificat, chant révolutionnaire s'il en est (rappelons que l'Empereur Henri 2 du Saint Empire l'avait fait interdire dans les églises lorsqu'il était présent!). Puis c'est Syméon, attendant calmement et comme prévu de tout temps la venue du Messie, qui ajoute inopinément que l'enfant sera une occasion de chute pour beaucoup et qu'un glaive transpercera l'âme de sa mère. On peut dire que pour une mission d'amour dans un peuple apaisé, cela commence mal!

A 12 ans Jésus renvoie dans les cordes ses parents. Luc ressent le besoin de corriger quelque peu la violence du propos en écrivant après qu'il s'était assagi ("Il croissait en âge, en taille et en grâce"), on voit la gêne éprouvée devant la rébellion de son héros. Et cela continue tout au long du ministère, nous prenant à contre-pied. Jésus se fait baptiser comme les pécheurs alors qu'il est le Fils. Puis il récuse sa famille ("qui est ma mère, qui sont mes frères?...") dans une civilisation très respectueuse des liens du sang. A Nicodème il propose de renaître et tout son discours, dans le chapitre 3 de l'évangile de Jean, est totalement incompréhensible. Il va vers les pauvres, les exclus, les pécheurs. On le lui reprochera vivement tellement cela est scandaleux, il va jusqu'à se faire embaumer les pieds par une prostituée, et cela au cours d'un repas dans lequel il est invité de marque! Alors qu'il est capable de guérir, voire de ressusciter des morts, il refuse le pouvoir (refus lors des tentations au désert), même au moment fatidique de la Croix : il se révèle "incapable de se sauver lui-même". La logique des hommes ne l'atteint vraiment pas.

Tout cela, dans chaque exemple, n'est peut-être pas fondamental, mais la conjonction de toutes ces attitudes pose question: Jésus est signe de contradiction, il rompt le déroulement "normal" de la vie du peuple d'Israël, déroulement qui date de 18 siècles, depuis Abraham. Il est toujours à côté de ce qu'un Juif religieux (et nous) pouvait attendre de lui.

 

Alors la Croix n'est plus un simple accroc, elle est la quintessence de la contradiction que Jésus est venue apporter. Il l'a d’ailleurs vécue douloureusement à Gethsemani. La mort de Dieu sur la Croix est le scandale absolu, le Dieu "tout-puissant" se révèle impuissant au moment où Il veut attirer tout à Lui : "Pour moi, une fois élevé de terre, j'attirerai à moi tous les hommes" (Jn 12, 32). La vision qu'on avait de Dieu est inversée, on n'est plus dans le même monde. L'événement Messie inaugure une nouvelle temporalité qui transforme radicalement le moi, sa manière d'exister et d'habiter le monde. Surgissement d'une existence nouvelle en rupture avec l'être au monde spontané.

Contre une vision évolutive de l'histoire (monde prévisible, dont la connaissance est soumise à une logique occultant tout véritable avènement), l'eschatologie prend le relais. La fin n'est pas une finalité, mais un événement inscrit dans aucun calendrier, qui advient soudain pour disqualifier les forces humaines. Et à peine les disciples ont-ils encaissé cet assassinat et la perte de toutes leurs espérances, la Résurrection ouvre cette nouvelle perspective. Parce qu'il est passé par la Croix, Jésus, devenu Christ, est rentré dans la gloire du Père. Cet événement imprévu, confirmé par l'Ascension que nous célébrons, est l'acte fondateur du nouveau monde :

 

"Aussi Dieu l'a-t-il exalté et lui a-t-il donné le Nom qui est au-dessus de tout nom, pour que tout, au nom de Jésus, s'agenouille, au plus haut des cieux, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue proclame, de Jésus-Christ, qu'il est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père" (Eph 2, 9-11).

 

Dernier pas de côté de la part du Christ : pour nous permettre d'entrer dans ce nouveau monde, Il doit disparaître. Sa présence devient absence. Le matin de Pâques le tombeau était vide, Jésus se manifeste en disparaissant, par exemple avec les disciples d'Emmaüs. Il va retrouver plusieurs fois ses disciples, mais il apparaît sans qu'on l'attende et disparaît, on ne le reconnaît pas. Il est bien Jésus, mais aussi tout autre. Quant à l'Ascension, elle marque l'absence définitive racontée très sobrement :

 

"A ces mots, sous leur regards, il s'éleva et une nuée le déroba à leurs yeux"(Ac 1, 9)

 

Cette absence est liée à l'envoi en mission. "Que regardez-vous en l'air?" diront les anges. Jésus est rentré dans la gloire, mais sa mission n'est pas finie, elle continue par ses disciples qui sont envoyés "en Galilée".

 

L'Ascension est notre envoi auprès de nos frères. Il reste dix jours pour nous préparer à nous retourner pour accueillir le monde nouveau en recevant l'Esprit de la Pentecôte.

 

Nous entrons, après l'Ascension et avec la Pentecôte, intimement liées, dans un nouveau monde, une nouvelle histoire qui n'est plus la suite prévisible du passé. Elle est maintenant orientée par ce qui nous attend. C'est le futur qui structure notre temps. le commandement d'"user du monde comme n'en usant (abusant) pas" prôné par Paul souligne une désactivation du temps chronologique et l'activation d'un temps messianique. Paul met le monde en tension avec lui-même, destituant les rapports mondains au nom de ce qui n'est pas encore mais vient déjà. Notre espérance n'est pas l'espoir, espoir d'un monde meilleur (auquel nous devons nous consacrer même si la réussite n'est pas au rendez-vous) mais l'assurance que tout est repris dans l'amour de Dieu.

C'est parce qu'il y a eu la Croix et la Résurrection, dans le nouveau monde inauguré par l'Ascension, que l'amour, leitmotiv du Premier Testament et développé dans l'enseignement de Jésus, prend une autre dimension. Dans le monde inauguré à l'Ascension, l'amour que nous donnons aux autres est lui-même l'amour qui s'exprime à l'intérieur de la Trinité. Ce ne sont plus nos "œuvres" d'amour qui comptent, c'est l'amour que Dieu peut offrir aux hommes à travers nous. Nous n'aimons pas seulement parce que c'est cohérent avec l'amour que Dieu a pour nous, c'est à travers nous que Dieu aime les hommes, notre amour est l'amour de Dieu pour notre prochain. Nous vivons au sein de la Trinité. Si nous nous fions au Christ, si nous lui donnons notre confiance (notre foi), alors son espérance nous habite et guide nos vies qui sont fondées sur la charité. Cette espérance est vécue dans le concret de nos vies, c'est là que nous la comprenons et la faisons vivre, dans la solidarité avec tous les hommes (y compris ceux qui nous ont précédés), elle nous tient debout devant le Père. Les trois "vertus théologales" ne sont pas des vertus, elles sont notre mode d'existence, elles structurent notre être même.

 

"Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu'ils soient en nous eux aussi. [...]Je leur ai révélé ton Nom et le leur révélerai, afin que l'amour dont tu m'as aimé soit en eux, et moi aussi en eux."

(Jn 17, 21.26)

 

Marc Durand

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