Jésus a -t-il voulu créer une communauté démocratique ?
Cet article s’interroge sur le type d’organisation que Jésus a voulu pour ses premières communautés (1). S’il est difficile, voire impossible, de connaître les intentions du Jésus historique (2) il est par contre possible de voir quel type de leader il a refusé d’être et en conséquence quel type de communauté il a refusé.
Du coté politique, fils d’un petit artisan galiléen, il était très éloigné des riches familles aristocratiques qui détenaient le pouvoir. Pour eux, il y avait une rupture radicale entre ceux qui avaient de l’argent et ceux qui n’en n’avaient pas, le monde était coupé entre ceux qui avaient de l’argent et ceux qui n’en avaient pas. Jésus n’était pas de leur monde et ne pouvait y prétendre.
Par contre, il a refusé d’être un messie politique du genre zélote même si certains exégètes font, sans doute à tort de Simon le Zélote l’un de ses disciples, un membre de la secte révolutionnaire décrite : il n’a jamais été un zélote (3), partisan de la révolte armée pour chasser le romain. Pour eux le monde était coupé en Juifs et Romains qu’il fallait chasser de la Palestine. L’évangile de Marc qui est structuré par le « secret messianique (4) » insiste sur le combat de Jésus pour ne pas être assimilé à un messie politique, tel que l’attendaient beaucoup de ses contemporains. Par ailleurs, Jésus sépare nettement les affaires de César et les affaires de Dieu (Marc 12,17) : il accepte cependant de payer l’impôt que les zélotes refusaient de payer : « rendez à César ce qui est à César, mais à Dieu ce qui est à Dieu ». Il était à la fois contre César quand celui-ci se prétendait Dieu et contre ceux qui prétendaient qu’il fallait chasser les Romains au nom de Dieu.
C’est par rapport aux modèles religieux que Jésus s’est surtout démarqué. N’appartenant pas à une famille sacerdotale, il ne pouvait être ni prêtre, ni lévite. Le modèle sacerdotal et sacrificiel accompagnait naturellement le modèle monarchique : il comportait tout un personnel, grands prêtres, prêtres offrant les sacrifices et d’après des rituels bien précis dans les sanctuaires où se déroulaient pèlerinages et sacrifices. Pour eux le monde était coupé entre purs et impurs. D’où la rupture radicale entre tout le personnel sacerdotal, prêtres et grands prêtres, eux purs et sacrés, et le reste du peuple impur et pécheur, les femmes particulièrement.
Jésus n’a pas été légiste chargé de l’enseignement et des commentaires de la loi, ni pharisien, ni sadducéen, sectes dominantes dans l’interprétation de la morale et des traditions, il n’a pas été essénien (5), il n’a pas voulu fonder une communauté de type monastique, à l’écart dans le désert. Au contraire, il reste dans la vie courante et accueille tout le monde, pécheurs femmes, étrangers.
Même s’il a été vu comme un guérisseur et qu’il a effectivement accompli des miracles, il ne s’est pas laissé enfermer dans ce rôle comme certains de ses contemporains Apollonius de Thyane ou des prêtres du dieu Esculape dans de grands sanctuaires, Pergame Épidaure, pour eux le monde était divisé entre les malades et le guérisseur.
Un homme qui se prétendait envoyé par Dieu aurait dû normalement appartenir à l’une de ces catégories ; c’est signe qu’il n’a pas voulu fonder une nouvelle religion, avec ses prêtres, ses rites et sacrifices, une doctrine verrouillée.
Suivant le type de leadership les séparations entre les gens étaient opérées pour le monde politique par l’argent, pour le monde sacerdotal et rabbinique et esséniens entre les purs et impurs, pour le légiste, et rabbin entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas.
Or Jésus a refusé toutes ces séparations
Comment s’est-il situé et comment a-t-il été vu par ses contemporains ?
Il s’est vu lui-même comme un prophète Mt 13, 57 et Lc 13, 33. Son entourage l’a vu comme un prophète Lc 7, 16. et Lc 24, 19. C’est essentiellement comme un « prophète itinérant », un nouvel Élie que le situe son mode de vie : il parcourt les routes, va de ville en ville (Mt 8, 18), ne possédant rien. Il ne vit que d’hospitalité, ne comptant pour sa nourriture et le logement que sur ses hôtes ou des donateurs et donatrices (Lc 8, 1-3) ; Il donne à ses disciples les mêmes consignes de prophètes itinérants (Mt 10, 5 et ss).
Mais en appelant 12 apôtres, il faisait manifestement référence au peuple de Dieu, organisé autour des 12 tribus d’Israël, et à la notion d’alliance. En faisant cet appel, il a des « visées collectives de rassemblement de l’Israël eschatologique » (6) et pas simplement des objectifs sur des individus comme tout guru spirituel.
Son message central consistait à annoncer la bonne Nouvelle du Royaume de Dieu « Le Royaume de Dieu est imminent, Dieu va l’instaurer ; il est déjà là. Réjouissez-vous ». Le terme « Royaume de Dieu (7) » est un des leitmotivs du message de Jésus.
Pourquoi Jésus a-t-il fait de l’annonce du Royaume de Dieu le cœur de son message, ce régime si décevant dans la réalité historique, notamment avec la figure actuelle d’Hérode qui avait été nommé et maintenu sur son trône par les envahisseurs romains ? Le « Royaume de Dieu » était pour lui un concept porteur qui vient « de sa profonde expérience de Dieu : un Dieu Père qui fait « lever le soleil sur les méchants et sur les bons, qui accueille et part à la recherche de ses enfants perdus » (8), Dans toute la littérature biblique, le signe du « roi selon le cœur de Yahvé » était, qu’à la différence des rois historiques, Dieu veut le bien de tout le peuple et notamment des petites gens qui souffraient de la difficulté de la vie et de la prévarication des puissants. Jésus est venu annoncer cette bonne nouvelle, qu’il veut répandre comme un feu dévorant.
Dieu n’est pas comme ces tyrans qui écrasent les petits mais il va venir et permettre à chacun de vivre sa vie paisiblement. Ce royaume sera pour tous, notamment pour les plus pauvres et les exclus et pas d’abord pour ceux qui se font voir à la cour d’Hérode et des puissants. Dieu ne viendra pas pour juger comme celui de Jean Baptiste mais pour faire miséricorde. Mais la venue du royaume appelle à une conversion radicale du cœur et n’exige plus de sacrifices d’animaux. Jésus est un prophète qui appelle à la conversion devant l’imminence de l’intervention eschatologique de Dieu : le signe de ce Royaume sur terre est celui où un roi juste défendra les pauvres contre les riches et les mettra au cœur même de sa royauté. Quand Jésus dit : « bienheureux les pauvres, car le Royaume des cieux est à vous », il formule une espérance eschatologique concernant les temps messianiques : Dieu établira à la fin des temps qui sont proches un Royaume où les pauvres seront chez eux, non plus comme des assistés, comme des pris en charge, mais comme des piliers et des parties prenantes du royaume. Et ceci, ils le seront non pas à cause de leurs mérites qui leur viendraient de leur pauvreté, mais simplement parce qu’ils sont pauvres et que Dieu étant Dieu, le roi juste prendra spontanément leur défense.
Ainsi, pour Jésus la question n'est sans doute pas en quoi les communautés chrétiennes initiées par lui doivent être administrées démocratiquement, question importante de nos jours, mais en quoi la priorité de Jésus pour les pauvres et les exclus comme signe du Royaume devient réalité.
Les vrais critères d’une communauté chrétienne pour Jésus ne sont pas tant la qualité de son fonctionnement démocratique qui n’était pas un problème principal dans la culture de l’époque, que plusieurs caractéristiques à respecter : l’ouverture à tous sans exclusion due à l’argent, aux catégories religieuses de pur et d’impur, du savoir et du non-savoir, ou de la nationalité ; la place qu’occupent les pauvres dans cette communauté, ni humiliés, ni écrasés, ni assistés, mais de plain-pied chez eux, comme pauvres, non pour leurs mérites, mais parce que Dieu est Dieu ; enfin une communauté qui pratique le pardon des offenses et l’amour des ennemis. Le baptême, offert à tous est un rite de préparation à ce Royaume.
Jésus a accueilli tout le monde, riches et pauvres, purs et impurs, juifs, païens et samaritains. En ce sens on peut parler d’un certain égalitarisme des communautés de Jésus par rapports « aux fractures sociales » de l’époque. Mais la perspective est très différente : accroître le régime démocratique de ces communautés, mais rester dans le même modèle de discrimination par l’avoir, le savoir et le pouvoir, ne serait pas la conversion radicale que Jésus demande à ses fidèles ; ce serait simplement une adaptation aux régimes actuels et marquerait déjà des progrès importants. Jésus se situe, semble-t-il, encore en amont : la conversion demandée par Jésus Christ est ce renversement radical d’un vivre ensemble non plus piloté par et au profit des gens puissants mais par et au profit des pauvres et des exclus.
Ce Royaume n’est pas d’abord affaire d’organisation politique, d’efforts humains, tant il est contraire à l’organisation naturelle d’un groupe humain. Seul Dieu peut instaurer son royaume et changer le cœur des hommes et des femmes. Mais déjà, partout où ces caractéristiques progressent c’est le signe que le Royaume de Dieu est déjà présent .
Antoine Duprez
1 Bien que la démocratie existât dans les cités grecques dès le 5ème siècle av. J.C., la notion de démocratie n’avait certainement pas pénétré jusqu’en Galilée petite province perdue dans l’empire Romain au temps de Jésus. Attention donc aux anachronismes.
2 Sur l’aspect historique de Jésus voir les 5 tomes très documentés de John P. Meier, Un certain juif Jésus, les données de l’histoire, Le Cerf 2005.
3 La secte zélote décrite par Flavius Josèphe, groupe organisé de combattants nationalistes pour la libération d’ Israël n’est venue à l’existence que pendant la 1ère révolte juive lors de l’hiver 67-68 de notre ère (J.P. Meier, Un certain juif, t. 3, p. 139 ss.
4 Cf Mc 1,34, note de la Tob
5 Un récent ouvrage de John Bergsma, Jésus et les manuscrits de la mer Morte. Révélations sur les origines juives du christianisme, Bayard, 2021, souligne l'enracinement de Jean le Baptiste et de Jésus lui-même et de ses premiers disciples avec les esséniens : le célibat, importance donnée au baptême….
6 J.P. Meier, op.cit., t. 3, p.190
7 Dans les évangiles le terme Royaume de Dieu ou royaume des cieux revient 69 fois dans la bouche de Jésus. Dans les synoptiques l'expression royaume de Dieu est dans la bouche de Jésus mais rarement dans les commentaires des évangélistes Cependant l'expression « royaume de Dieu » n'apparaît pas dans l'Ancien Testament hébraïque. Paul, dans ses épîtres, ne mentionne que 7 fois le « Royaume de Dieu » car il ne joue pas un rôle important dans sa pensée et son langage. Il disparaîtra progressivement : « l'expression reflète l'usage personnel de Jésus et l'importance qu'il y ait attachait » (J.P. Meier, t. 3, p. 192.
8 José Antonio Pagola, Jésus, approche historique, Le Cref, 2019, p. 497.