La démocratie : le premier cercle de l'Enfer ?

Publié le par Garrigues et Sentiers

Pour ce dossier sur la démocratie, il nous a paru bon de revenir sur le conflit qui s’est ouvert, dans une bonne partie du monde comme ne France, à propos de la vaccination contre la maladie Covid 19, et plus particulièrement sur l’obligation vaccinale pour certaines catégories professionnelles, dont les soignants, et l’obligation du Pass Sanitaire pour la population, réglementant la fréquentation de lieux publics. Face aux mesures décrétées, il s’est formé un front de groupes, hétérogènes dans leurs motivations, surnommé « Les anti-vax ».

Notre but dans cet article n’est pas de discuter le bien-fondé des arguments des pour et des anti mais de mener une réflexion sur les conflits en démocratie, que nous pouvons comparer aux conflits dans un état totalitaire : la Chine qui vit la même épidémie et qui prend, elle aussi, des dispositions pour éviter la propagation du virus.

Commençons par la France

Le gouvernement prend ses décisions, aidé par un Conseil scientifique qui regroupe des spécialistes des maladies infectieuses, des médecins hospitaliers, des responsables des administrations générales de la Santé, dont le directeur de la Direction Générale de la Santé.

Depuis le début de l’épidémie le directeur de la DGS rend compte régulièrement par conférence de presse du nombre des personnes contaminées, du nombre des malades hospitalisés, du nombre de ceux qui sont admis en réanimation, de ceux qui décèdent. Le Ministre de la santé communique les décisions qui sont prises sur les mesures de prévention applicables dans l’espace « les gestes barrières », les confinements décidés, les traitements, la vaccination, le Pass sanitaire. Les ministres de l’économie, du travail, de l’éducation… rendent compte chacun ou chacune des décisions qui concernent leurs domaines respectifs.

La vaccination est obligatoire pour des professionnels comme les soignants et ceux en contact rapproché avec le public. Pour l’ensemble de la population un Pass sanitaire a été mis au point avec plusieurs modalités pour règlementer l’accès du public dans les lieux collectifs : musée, cinéma, bars, restaurants…

Dès le début de l’épidémie des voix se sont fait entendre pour critiquer toutes les mesures prises et pas n’importe quelles voix puisqu’un spécialiste des maladies infectieuses comme le Pr Raoult directeur de l’IHU de la Timone, a préconisé en dehors de toute vérification scientifique l’utilisation de l’hydroxycloroquine comme traitement, il publie régulièrement à ce sujet sur la chaîne You Tube entraînant des polémiques entre les médecins, diffusées sur tous les écrans.

Pendant les périodes de confinement, des refus sont apparus, ils sont restés limités mais au fur et à mesure de la durée de l’épidémie, les opposants ont vu leur nombre augmenter et depuis la création du Pass sanitaire et l’obligation de vaccination, des manifestations sont régulières dans les grandes villes de France, des syndicats de personnels hospitaliers publics rejoignent le mouvement d’opposition (1).

Les médias, presse, télévision, mais aussi réseaux sociaux, blogs, se sont faits l’écho de tous les points de vue aussi bien des personnes, experts, médecins, professeurs, réanimateurs, que du quidam qui ignore ce qu’est un vaccin, comment on le fabrique, pourquoi on l’utilise et qui livre sa solution sur Facebook.

Soulignons que les opposants aux mesures gouvernementales de la gestion de l’épidémie utilisent toutes les libertés garanties par la constitution : liberté de la presse, liberté d’association, droit de grève, droit de manifester.

Il est prévu que le personnel soignant qui refuse de se faire vacciner à partir du 15 septembre verra son salaire suspendu, pour travailler il sera soumis à l’obligation de tests répétés.

Tournons notre regard vers la Chine

Dans des conditions toujours non élucidées, l’épidémie de Covid 19 est apparue dans la ville industrielle de Wuhan (11 millions d’habitants), ville qui dispose d’un laboratoire dit P4 hautement qualifié dans l’étude des Coronavirus, il est difficile d’en dater l’apparition de façon précise car ce n’est qu’après le lancement d’alerte par des médecins chinois que l’existence de l’épidémie a été reconnue officiellement. Les autorités chinoises, si elles ont été lentes à réagir, ont pris des mesures radicales avec un confinement de 72 jours de l’ensemble de la population, désinfection de tout l’espace public, prise en charge des malades dans les hôpitaux. Aucune contestation ne s’est exprimée publiquement, aucune manifestation n’a eu lieu dans l’espace public, les médecins et journalistes qui ont donné l’alerte ont été inquiétés par la police, certains sont mort ou portés disparus (2). Dans un temps record la Chine est venue à bout de l’épidémie même si depuis l’apparition du variant Delta de nouveaux foyers de contamination ont vu le jour et sont surveillés et traités de près (mesures partielles de confinement).

La République populaire de Chine ne reconnaît pas les droits du citoyen, comme ceux de contester les décisions prises par le gouvernement et son parti, comme  les droits de manifester, le droit de grève, la liberté de la presse, elle ajoute aux restrictions des libertés fondamentales une surveillance généralisée de la population et un arsenal judiciaire de mesures punitives pouvant aller jusqu’à la détention dans des camps d’internement inconnus avec comme conséquence la « disparition » des opposants.

Mais c’est moins sur cette absence des libertés que nous voulons insister que sur le mensonge comme donnée politique permanente de l’état chinois. Dans un roman récent, Alexandre Labruffe nous relate son expérience chinoise à Wuhan en 2019 (3) : embauché pour le contrôle de qualité de produits industriels destinés à l’exportation (coton-tige, cure-dent, casserole, ouvre-boîte...), il signe un contrat de 8 mois mais il avoue : « Jamais en huit mois je ne réussis à contrôler un seul produit ! ». Il nous donne à voir une société surveillée, surveillance faciale, surveillance des ordinateurs, surveillance des moyens de communication « La Chine a construit une Grande Muraille Numérique », et comment les habitants se débrouillent pour échapper à cette surveillance généralisée, notamment par les mensonges permanents. Aussi dans ce contexte de dissimulation généralisée, en ce qui concerne le laboratoire P4 de Wuhan, le diagnostic de l’auteur est sans appel : « Je me dis qu’un laboratoire en Chine, c’est du napalm à retardement. Une hérésie irréversible ».

 Le fondement du mensonge dans un état totalitaire est bien connu, il est le corollaire de la chaîne de responsabilités : le dictateur donne un ordre qui doit être exécuté ; comme le leader est totalement déconnecté de la réalité et donc des possibilités techniques de réaliser l’ordre et que personne n’ose le dire, il s’en suit une cascade de mensonges pour faire croire que l’ordre a été exécuté.

Des conflits en démocratie et dans un état totalitaire

La société chinoise n’est pas moins conflictuelle que nos sociétés démocratiques, simplement les conflits sont niés sous le principe de l’unité de la nation. L’idéologie d’un état totalitaire peut se résumer par la formule : un président, un parti, un peuple. Les conflits sont invisibles et comme en témoigne l’épidémie de la Covid, il faut qu’ils débordent des moyens de surveillance de la population pour arriver dans l’espace public et encore pas toujours de manière transparente : exemple du nombre des morts du Covid 19, ce sont des vidéos de proches de défunts publiées clandestinement qui donnent à penser que le nombre d’urnes funéraires retirées aux cimetières de Wuhan, par les familles ne reflète pas le nombre officiel des décès (4).

Dans notre espace public les conflits sociaux, politiques, se vivent en toute transparence, ils forment les données quotidiennes des bulletins d’information des médias, analysées sous tous leurs angles : politiques, sociologiques, scientifiques ils témoignent tant de la liberté de la presse que de la liberté du citoyen d’avoir accès à toutes les informations. Le citoyen a le droit et il ne s’en prive pas, de critiquer toutes les mesures administratives, sociales, politiques dont il est l’objet. La société civile participe ainsi au débat public dont on pourrait dire qu’il élargit en cercles centrifuges le ou les motifs de contestation jusqu’à se communiquer aux associations, syndicats, jusqu’aux organes de pouvoir comme le parlement, le sénat, le gouvernement.

L’espace démocratique de nos sociétés est garanti par la séparation des pouvoirs, pouvoir politique, pouvoir judiciaire, pouvoir de la connaissance, rien ne peut censurer l’expression des conflits tant des individus que des collectifs. En reprenant les analyses du Politique de Claude Lefort, nous pouvons même souligner le rôle dynamique de ces conflits et l’évolution sociétale qu’elle entraîne. Exemple des métamorphoses de la vie familiale depuis l’après-guerre par les contestations portées par les minorités (le droit des femmes, le droit des homosexuels...).

Cela veut-il dire que tous les conflits sont porteurs de l’extension des libertés ? Cela veut-il dire que tous les conflits sont compatibles avec la démocratie ? Et en ce qui concerne cette question : les conflits peuvent-ils remettre en question la démocratie et se retourner contre elle ?

Claude Lefort nous l’a enseigné (5) : l’État Démocratique et l’État totalitaire sont les deux faces de l’État Moderne, ils sont issus tous les deux de la Révolution moderne qui a abattu le pouvoir absolu fondé sur la transcendance divine.

Le peuple souverain en tuant le Roi s’est accordé la liberté de choisir ceux qui le gouvernent. Il peut choisir la voie démocratique avec l’expression d’une vie politique parlementaire sous le signe du multiple, il peut choisir aussi la voie totalitaire, et transférer le pouvoir au leader, lui-même chef du Parti, et ce dernier représentant unique du peuple, de sorte que le chef, le parti, le peuple fusionnent sous le signe de l’Un.

En supprimant le fondement transcendant du pouvoir et son ordre immuable, en adossant le pouvoir sur la volonté humaine, la société démocratique vit l’instabilité, elle vit un mouvement permanent lié aux développements de l’individu et à son affirmation.

La société totalitaire le vit moins, car la figure symbolique du dictateur ramasse et arrime l’ensemble social comme en monarchie, même si ce n’est qu’une apparence. D’une part, elle ne peut supprimer le mouvement de fond de l’individualisme dans un corps social auto-proclamé qui a rompu avec l’absolutisme divin, mais d’autre part elle se prémunit contre toute contestation par la doublure de l’État en État policier avec son corollaire la surveillance généralisée de sa population.

Si l’État totalitaire fait le choix de la permanence du pouvoir, le choix de l’État démocratique est de renouveler selon une durée périodique les personnes qui représentent son autorité dans l’affirmation constante que le pouvoir n’appartient à personne. La démocratie légitime et reconnaît la compétition politique, compétition qui s’alimente des conflits sociaux. Conflits et liberté politique sont inséparables, mais cela revient à admettre une forme d’instabilité du pouvoir et une prise de risque.

La société démocratique vit un risque permanent, à savoir que les conflits peuvent déboucher sur une forme d’État autoritaire incompatible avec les institutions qui formalisent la démocratie, mais d’un autre côté si elle ne prend pas ce risque elle n’est plus une société démocratique. L’avenir en démocratie se vit sous le signe de l’imprévisible.

Au contraire de ceux qui expliquent les conflits par un manque de pédagogie de communication (6), les conflits sociaux sont inhérents à notre vie en société, ils témoignent à la fois de la vitalité de notre société, mais aussi de sa fragilité, ils expriment un paradoxe permanent : la liberté se vérifie dans des tensions permanentes, la liberté pour l’ensemble social se vérifie dans les conflits.

Au delà de la question politique la question anthropologique ?

Dans le Leviathan, le philosophe Thomas Hobbes expose la nécessité pour que les hommes coexistent pacifiquement d’un État fort, d’un Souverain autoritaire. Son anthropologie est négative : les hommes ne suivent que leur intérêt et rentrent en concurrence les uns envers les autres, jusqu’à la guerre civile. Pour éviter « la guerre de tous contre tous » Hobbes fonde une vie collective sur la sécurité : les hommes troquent leur liberté contre la sécurité, ils se soumettent au Souverain.

Les révolutions démocratiques n’effacent pas ce dilemme liberté-sécurité, elles essaient de maintenir une coexistence pacifique en s’appuyant sur des institutions judiciaires qui garantissent à tous la reconnaissance des libertés fondamentales et l’intégrité corporelle, mais nous savons à quel point ces principes sont remis en cause concrètement par la violence.

Dans notre société des mesures autoritaires sont prises progressivement, dans un contexte de débat permanent entre le pouvoir et la société civile. Les oppositions s’expriment parfois avec violence au nom de la défense des droits fondamentaux. La violence crée toujours les conditions d’une issue politique imprévisible, des courants d’opposition peuvent être tentés par la stabilité d’un état autoritaire ou croire dans une utopie qui résoudrait définitivement les conflits sociaux.

La vie en démocratie n’est pas un « long fleuve tranquille » mais notre société fait le pari de la confiance, confiance dans les institutions, confiance dans la société civile, confiance anthropologique. La majorité des citoyens peuvent dépasser leurs intérêts particuliers pour adhérer au Bien Commun. In fine nous pourrions dire que nous avons confiance dans une rationalité démocratique (7).

Alors plutôt que de d’être tentés par le modèle du Leviathan peut-être faut-il nous résigner à comprendre et admettre que notre société démocratique ne représente que le premier cercle de l’Enfer… Sur terre ? (8).

Christiane Giraud-Barra

(1) Dont Santé Sud sur Marseille à l’hôpital psychiatrique d’Edouard Toulouse. Ce dernier rejoint par la CGT a décidé d’un appel à la grève.

(2) « Coronavirus où sont passés les lanceurs d’alerte chinois », Le Parisien du 12 décembre 2020. Dans cet article de Marie Campistron, il est fait mention de deux journalistes disparus Chen Qiusli et Fan Bing, et de Aï Fen médecin directrice des urgences à Wuhan qui a disparu puis a repris son poste.

(3) Alexandre Labruffe, Un hiver à Wuhan, éd électronique : Ed.Verticales n° 371331.

(4) Loïc Tassié, « Les mensonges de la Chine sur la Covid 19 » in Le Journal de Montréal, 7 Avril 2021.

(5) Hugues Poltier, Passion du politique. La pensée de Claude Lefort, éd Labor et Fides, 1998.

(6) Gilles Herlédan, « La politique à l’épreuve de la complexité », in Golias Hebdo 683, semaine du 29 Juillet au 4 août 2021.

(7) Et pourtant l’histoire du XXe siècle nous a ouvert les yeux sur l’irrationalité des comportements humains collectifs et leurs conséquences effrayantes.

(8) La référence au premier cercle de l'Enfer renvoie à La divine Comédie de Dante où le premier cercle de l’Enfer est le lieu du moindre mal, les autres cercles sont pires. Ce qui sous-entend qu’aucun régime politique ne pourra créer le Paradis sur terre, les utopies réalisées tout au long du XXe siècle ont été synonymes de régime totalitaire.

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