La « marche des martyrs », une aberration spirituelle et politique
L'évêque auxiliaire de Paris, Mgr Jachiet, ouvrant la "marche des martyrs" organisée samedi 29 mai à Paris. Cliché Jacques Lefort - Twitter
Quinze catholiques, engagés à des titres divers dans la vie de l’Église et dans la société, dénoncent l’organisation samedi 29 mai 2021 à Paris d’une marche en mémoire des religieux assassinés par la Commune. Selon eux, la dimension politique de la confrontation qui s’est achevée dans le sang il y a 150 ans ne saurait être occultée.
Nous sommes catholiques, et c’est en tant que tels que nous nous adressons au clergé organisateur de la « marche des martyrs de la Commune ». Nous pensons que cet événement était une aberration spirituelle et politique, affirmation qui ne justifie en rien les violences que vous avez subies samedi dernier, et qui nous attristent. Cette violence suscitée par la marche ne doit pas pour autant sanctuariser l’événement et empêcher d’en questionner la raison d’être.
En imaginant qu’il était possible de ne proposer qu’une démarche spirituelle autour des religieux assassinés, vous avez fait une double erreur. Celle de croire que cet événement ne peut être lu qu’à travers une grille de lecture religieuse opposant la foi des otages assassinés à l’athéisme des communards ; celle de penser qu’il est possible de dissocier le spirituel du temporel, de témoigner de l’amour de Dieu sans lutter et prier pour la justice.
Guerre civile et guerre de classes
Les otages de la Commune ont été assassinés non pas en raison de leur foi chrétienne, mais en raison de leur affiliation supposée aux ennemis de la Commune. Cela ne légitime évidemment pas leur assassinat, mais le remet en perspective. Le contexte était celui d’une guerre civile et d’une guerre de classes. La répression féroce des communards, que l’Église institutionnelle laissa faire, a suscité une triste dynamique consistant à faire de certains religieux des boucs émissaires.
Ce passage des Souvenirs de Gustave Lefrançais, élu de la Commune, au sujet de l’exécution des otages est édifiant : « La première impression que nous cause cette tragédie est douloureuse. Puis bientôt nous l’envisageons comme une conséquence logique et implacable des procédés de Versailles à l’égard de nos camarades tombés en son pouvoir (…). Peut-on s’étonner de l’exaspération à laquelle sont arrivés les fédérés qui, à leur tour, pratiquent l’inexorable maxime : “œil pour œil, dent pour dent.” ? »
Dans de telles conditions, parler de « martyrs » n’est pas justifié. Une question intéressante à se poser serait celle-ci : pourquoi l’appartenance au christianisme a-t-elle pu être perçue comme un critère d’hostilité à la Commune de la part de ses partisans ? La diabolisation du clergé catholique entre sans doute en compte, et doit être critiquée, mais entre aussi en compte le copinage structurel de ce même clergé avec la bourgeoisie capitaliste.
Les milliers de morts de la « Semaine sanglante »
La marche commémorative du 29 mai enferme l’Église dans une action à destination des opposants à la Commune, suscitant en retour la haine mimétique des partisans plus ou moins sérieux de celle-ci. La mémoire de la Commune aurait pu, au contraire, être l’occasion de dénoncer toutes les injustices de notre époque et les réformes qui viennent briser les élans de la Commune et de s’unir par la prière à tous ceux qui ont donné leur vie pour la justice.
Votre sélectivité mémorielle vous conduit à passer sous silence les dizaines de milliers de morts écrasés par le gouvernement de Versailles lors de la « Semaine sanglante » de 1871, comme si ces derniers étaient moins des victimes dont la mémoire serait à honorer, que des excités sanguinaires. La plupart des victimes de la Commune sont pourtant mortes au nom de la justice, non pas au nom d’une quelconque haine de la religion ou d’une volonté politique totalitaire. Rappelons que, sommé par l’extrême droite de faire une messe de commémoration pour les prêtres fusillés en 1971, l’archevêché de Paris avait, à l’époque, refusé de le faire.
Enfin, dans sa forme même, l’événement était une commémoration et non un pèlerinage, contrairement à ce qu’ont pu affirmer les organisateurs : le seul fait d’associer le Souvenir Français à l’événement en atteste – association qui n’est pas religieuse, mais a pour mission d’honorer les soldats français tombés au combat pour défendre leur pays.
Cesser de prendre les catholiques en otage
L’écrasement de la Commune a été le terreau d’une République inégalitaire. Le modèle politique de la Commune, radicalement démocratique et égalitaire, partage, quant à lui, des affinités avec des concepts fondamentaux de la Doctrine sociale de l’Église ébauchée à la fin du XIXe siècle : bien commun, justice, participation, subsidiarité, destination universelle des biens… L’affirmer, ce n’est ni idéaliser la Commune (dont l’esprit anticlérical conduisit par exemple à dénier indûment aux religieux toute faculté d’enseigner) ni distordre la pensée sociale-chrétienne (qui est moins un programme politique qu’une grille de lecture des rapports sociaux à la lumière de la foi en l’Évangile).
Pour finir, nous vous demandons de cesser de prendre les catholiques en otage de vos affects et réflexes politiques. Votre mission première, ô combien utile et pour laquelle nous vous sommes sincèrement reconnaissants en tant que catholiques, est de donner les sacrements. Certes, le sens politique de l’Église existe. Il n’est pas dans une politisation partisane de l’Église selon les catégories en place (droite/gauche, conservateurs/progressistes…), mais se situe dans la concrétisation de l’Évangile du Christ dans les conditions de notre époque.
La grandeur de l’Église est d’être fondée – à la différence des États-nations, par exemple – non sur la force, mais sur la charité et d’être orientée – du moins en droit et à la différence de la plupart des groupes humains – non sur la maximisation quantitative de ses intérêts, mais sur le service du bien commun. Une telle logique est celle à laquelle nous invite incessamment le pape François. Quand l’Église se fait la sous-traitante de projets étrangers à elle, cela blesse la foi, l’espérance et la charité.
Fraternellement,
Foucauld Giuliani, Marie-Hélène Lafage, Paul Piccarreta, Maurice Joyeux SJ, Marion Sénat, Pierre-Louis Choquet, Benoît Sibille, Anne Waeles, Grégoire Trémeau, Marguerite Fauroux, Georges et Aurélie Frechinos de Robien, Jean-Victor Elie, François Mandil, Gabriel Amieux.