Pénitence : un O de trop

Publié le par Garrigues et Sentiers

Tout ce qui saute aux yeux peut nous aveugler. Le rapport du mot pénitence avec le mot peine semble généralement implicite. La peine infligée au condamné lui impose une pénitence qu’on espère salutaire, selon un schéma qui permet de rendre présentable celui de la vindicte publique, où la victime veut bien accepter l’intervention de la magistrature pour abandonner sa vendetta privée au risque des acquitators et des lubies du prétoire. On saura gré au coupable d’exprimer la peine qu’il ressent d’avoir lésé sa victime, et ce repentir lui sera souvent compté s’il arrive à le proclamer de façon convaincante. Ainsi la souffrance qu’il éprouve en se l’infligeant à lui-même par une opération de la conscience enfin éclairée, après un moment d’aveuglement criminel, additionnée à celle de la peine judiciaire, va servir de monnaie d’échange pour compenser le dommage fait à l’individu et à l’ordre social, et permettre à l’égaré d’y retrouver un jour sa place si twitter et instagram veulent bien alors le laisser tranquille.

L’étymologie de notre mot « peine » est tout à fait claire. Elle remonte au latin pœna, emprunté au grec (dialecte dorien de l’Italie du sud) poiná, que le Dictionnaire étymologique de la langue grecque de Pierre Chantraine traduit par « prix du sang ; châtiment pour un crime, vengeance ». Cette justice compensatrice qui s’apparente au Wergeld germanique et à la loi du talion tout en l’humanisant vise à arrêter, sans toujours d’ailleurs avec beaucoup de succès, les chaînes infinies de vengeances réciproques qui opposent le clan de la victime et celui du bourreau.

Mais l’étymologie de « pénitence » est toute autre. Le mot dérive du verbe latin qui n’existe que sous la forme impersonnelle me pænitet plus génitif : il y a en moi quelque chose qui provoque un sentiment négatif à propos d’autre chose. Qu’on me pardonne ce charabia dont me pænitet assurément, mais il me semble nécessaire pour en comprendre le mécanisme sémantique. Pour l’éclairer, rien de mieux qu’un passage célèbre du De Republica de Cicéron (VI, 6) dans lequel Scipion Emilien voit en songe son père Paul Emile qui l’élève au-dessus de l’univers d’où il cherche à apercevoir le territoire de la République romaine. Iam ipsa terra ita mihi parva visa est ut me imperii nostri, quo quasi punctum ejus attingimus, pæniteret : désormais la Terre elle-même m’apparut si petite que je ressentis combien étriqué était le territoire que nous dominons, et par lequel nous ne touchons pour ainsi dire qu’un point du globe.

Si le territoire romain est si petit vu depuis l’empyrée, ni Scipion ni Paul-Emile n’en sont aucunement coupables ; ils ont d’ailleurs au contraire contribué à l’agrandir. Donc le lien de « me pænitet » avec la faute n’est nullement originel ni intrinsèque, et le vainqueur de Carthage en tire simplement une leçon de modestie belle comme l’antique.

« Pænitet semble apparenté à pæne, mais la dérivation en est obscure », avancent prudemment les savants auteurs du Dictionnaire étymologique de la langue latine Alfred Ernout et Antoine Meillet, ce qui veut dire qu’on n’arrive pas à certifier les étapes précises du processus de dérivation, mais l’hypothèse est plus que probable. Ils traduisent cet adverbe latin pæne : « presque, peu s’en faut » ; c’est de lui que nous viennent nos péninsules, nos pénultièmes mortes ou vives, « et peut-être pénurie ».

Pour le verbe « me pænitet », les mêmes philologues déclarent : « impersonnel dont le sens premier est « je n’ai pas assez de ; je ne suis pas content ou satisfait de » […]. De là on est passé au sens, le plus souvent attesté, de « avoir du regret de, se repentir », qui a amené la graphie « pœnitet », influencée par pœna ». Et voilà comment avec ce o fatal on a glissé du constat à la culpabilité.

Pour le repentir, il nous faut passer au tout aussi savant Dictionnaire étymologique de la langue française d’Alain Rey. Le mot est « issu (1080) du latin médiéval repœnitere (IX° siècle) […] composé de re- à valeur intensive et de pœnitere, altération populaire sous l’influence de pœna du latin classique pænitere ».  Guère plus tard (1112) apparaît « repentance [qui] désigne le regret douloureux que l’on a de ses fautes ou des ses péchés ». Dans notre capitale, Marseille, un quartier entier lui est consacré, Menpenti. Les nouveaux Marseillais trop peu enclins à écouter le parler de la population plus ancienne trop rude pour leurs délicates oreilles l’appellent Mômpônty avec une sereine indifférence, sans y reconnaître l’occitan m’en pènti, je m’en repens. Origine dont la raison d’être se perd dans les légendes, mais matérialisée dans un incontestable cadran solaire qui y proclame, sous l’orthographe approximative des siècles classiques, Marchi toujou, jamai m’en pènti, pour se résigner à la marche inexorable du temps.

On sait la place démesurée que ces notions et le comportement qu’elles suscitent ont prise dans toute l’histoire du christianisme. Les pénitents s’y infligent toutes sortes de macérations et de supplices pour expier leurs péchés et parfois ceux des autres, croyant suivre l’exemple de Jésus-Christ dont les souffrances et le sacrifice « expient » auprès du Père la faute originelle. Dans ce composé du latin piare (« purifier, expier ; apaiser, rendre propice » toujours selon nos doctes mentors) nous retrouvons notre vieille connaissance la pureté et son père le sacré, matrices du schéma classique du rachat par substitution victimaire dont René Girard souligne « l’absurdité » : « Non seulement Dieu réclame une nouvelle victime, mais il réclame la victime la plus précieuse et la plus chère, son fils lui-même. Ce postulat a plus fait que toute autre chose, sans doute, pour discréditer le christianisme aux yeux des hommes de bonne volonté dans le monde moderne ».

Le site de l’Opus Dei affirme, avec une candeur qui serait touchante si on pouvait l’attribuer à la simple ignorance : « Le Christ a institué le sacrement de la Pénitence ».  Les passages de l’Evangile où on attribue à Jésus le terme qu’on traduit classiquement par « repentir, repentance », comme le fait par exemple le chanoine Osty, comportent dans le texte original le mot metánoia ou le verbe metanoô, littéralement « changer d’avis », mais traduit imperturbablement dans le texte latin par pœnitentia. La traduction œcuménique de la Bible choisit, elle, le terme de « conversion », qui à l’évidence respecte le sens du mot grec, même si bien entendu il a été aussi employé à l’époque classique dans des contextes exprimant le regret.  

Le Carême est-il donc un temps de pénitence ? Ne nous perdons pas dans les méandres du sens que peut avoir le jeûne de Jésus au désert qui en est à l’origine, mais constatons simplement qu’il ne s’y repent pas de ses fautes, d’autant plus que si on en croit nos classiques il a eu la chance d’en être créé exempt ; mais il y affronte le Diable. Sommes-nous de taille à le faire ? Si ce nom rassemble tout le mal du monde, assurément non. Quelle voie s’offre à nous alors ? Si nous revenons aux sources de nos langues comme on s’est ingénié à le faire ici, notre pænitentia me semble devoir être l’acte par lequel nous reconnaissons notre profonde incapacité à nous rendre parfaits, mais sans jamais refuser l’appel à instaurer le royaume partout où nous serons. Le bonheur du chrétien me semble consister à vivre dans la sérénité et la pleine acceptation cet écartèlement permanent qui nous équilibre sans jamais nous décourager, car nous savons que notre seul Dieu possible est l’amour infini, puisque tout autre pouvoir ne peut pas être reconnu comme notre dieu par notre conscience une fois qu’elle a été évangélisée, et que l’amour infini ne nous haïra jamais quoi que nous fassions, mais nous appellera toujours à lui. 

C’est ainsi qu’il me plaît d’envisager joyeusement la pænitentia délivrée de son o. Loin de moi l’idée d’entraver la volonté des pénitents de peiner si telle est leur prédilection. Mais qu’il nous soit permis de considérer un autre chemin qui me paraît mieux exprimer la condition humaine, et qui est peut-être la clef de l’énigmatique mais assurément profonde affirmation de la sagesse antique que Pascal a reprise à Montaigne : « Ils veulent se mettre hors d’eux, et échapper à l’homme. C’est folie : au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bêtes ».

Alain Barthélemy-Vigouroux

Publié dans Réflexions en chemin

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