Le verrou de l’eucharistie

Publié le par Garrigues et Sentiers

En ce jour de la commémoration annuelle des origines de l’eucharistie, il peut sembler pertinent de s’interroger sur cette pratique telle qu’elle s’est solidifiée au cours des siècles à partir d’une situation première dont il est bien épineux de débrouiller la réalité historique et le sens précis qu’a voulu lui donner Jésus. Nous nous garderons d’ailleurs bien de nous y hasarder. Remarquons simplement que pour un rite dont l’importance est aussi cruciale dans la liturgie, les sources sont des plus minces et le quatrième Évangile ignore le récit de son institution pour seulement le définir comme moyen d’introduire en soi-même la présence de Jésus et sa conséquence, l’accès à la vie éternelle (Jn 6, 51-58) 

 

Le nom même de l’eucharistie est pluriel, selon qu’on accentue l’action de grâce ou le partage : eucharistie, fraction du pain – en marginalisant le vin -, ou communion, le seul qui fonctionne dans l’usage populaire, du moins là où la pratique persiste. Ses sources nous décrivent un acte de Jésus à la fin d’un repas, que les synoptiques et saint Paul fixent à la date du repas pascal, tandis que saint Jean la fixe au jour d’avant, et que nombre d’exégètes modernes présentent de bonnes raisons de le suivre. Tout au plus est-il admissible de considérer que l’événement se place dans la proximité de cette fête qui commémore la délivrance d’Israël captif en Egypte, avec la symbolique qu’on peut en tirer.

 

Dans le texte de saint Paul (1 Co 11, 17-33), qui se place dans la perspective d’une pratique déjà installée au milieu d’une communauté chrétienne après une vingtaine d’années, il est frappant de constater que le rappel des paroles de la Cène n’occupe qu’une partie réduite de l’ensemble (23-26), simplement citées en appui à ce qui est une longue admonestation au sujet des comportements déviants observés dans le repas pris en commun par les fidèles. C’est ce repas qui est l’objet du texte, et les reproches de l’apôtre portent sur deux points : les animosités persistantes entre les convives et l’absence de partage des victuailles. On voit que tout l’accent porte sur le repas pris en commun. Ce sont certes les paroles de Jésus qui lui donnent un sens, mais ce sens est tout entier contenu dans l’amour des fidèles qui devrait se manifester mieux dans le partage des biens matériels. Sancta simplicitas.

 

À lire la scène avec les yeux naïfs d’un lecteur des temps médiévaux ou modernes qui ignorerait tout de l’histoire antique, on pourrait s’étonner que le curé de la paroisse n’ait pas mis bon ordre aux dérives, et que l’apôtre ne s’adresse pas d’abord à lui pour l’y inciter. Mais où est à Corinthe le clerc qui a procédé à la consécration des espèces, comme on le dit dans le patois inimitable des cérémoniaux sacramentels ? 

 

Ce clerc, apparu au fil des siècles, introduit dans la liturgie un processus étrange. À partir de la parole « Faites cela en mémoire de moi » (1 Co 11, 24 et 25 respectivement pour le pain et le vin ; Luc 21, 19 uniquement pour le pain), absente de saint Mathieu et saint Marc, et naturellement de saint Jean, les Églises instaurent un geste reproductif. Mais que reproduit-il ? Ce fut d’abord un vrai repas comme en témoignent saint Paul et d’autres auteurs des premiers siècles, mais le repas disparaît ensuite pour se réduire à un acte sur les azymes (chez les catholiques) ou non azymes (chez les orthodoxes) et du vin, qui devient blanc peut-être comme on l’a dit pour rendre moins voyantes les taches sur les ornements, au prix d’un affadissement du symbolisme. Nous voilà bien loin de la simplicité des gestes du partage, bien loin aussi de la chaleur communicative des banquets avec les risques de débordements qu’elle comporte, inimaginables dans l’ambiance de solennité compassée où baigne désormais le culte. 

 

En tout cas, celui qui dit aujourd’hui « Ceci est mon corps » ou « Ceci est mon sang » ne parle pas de son propre corps. Il redit les paroles d’un autre. Mais puisqu’il s’agit de faire, il prend le pain (admettons que les hosties puissent en tenir lieu) et le rompt, il prend la coupe et la fait circuler, ou plutôt d’ailleurs s’en dispense presque toujours dans la liturgie catholique. De quel droit le fait-il et pourquoi est-il le seul à pouvoir le faire ? Les explications, au moins du pourquoi, sont connues : le schéma de la succession apostolique porte le prêtre au bout de sa longue arborescence ; il implique que Jésus ait parlé dans la Cène aux seuls Douze, ce qui est peut-être vrai, mais qui a une conséquence : pourquoi alors nous convoquer, simples fidèles, à cette affaire de famille ? 

 

Surtout ce schéma lie indéfectiblement le processus eucharistique au sacré, que seul un être, de sexe masculin de surcroît (pour mieux s’assimiler à Jésus ?), et ayant subi lui-même un processus de consécration, peut manipuler efficacement et sans sacrilège, comme les prêtres de l’Ancien Testament, semblables en cela à leurs confrères des autres religions antiques. Il colorie ainsi l’eucharistie en Saint Sacrifice en déduisant tout un fatras théologique des mots de Jésus, relevés uniquement chez saint Luc et saint Paul, « Mon corps donné pour vous, mon sang versé pour vous », qui n’expriment apparemment rien d’autre que le don de soi, pour un « vous » ambigu, ou si on suit saint Mathieu et saint Marc (mais seulement en ce qui concerne le sang) « pour la multitude ». 

 

Reste que celui qui prononce les paroles « sacramentelles » est en situation paradoxale : il mime le geste de Jésus en même temps qu’il redit ses paroles, et ce rituel fait de lui un nouveau Jésus momentanément réincarné en son corps, qui rend possible le processus de consécration et de transsubstantiation. Vertigineux.  

 

Qu’on y adhère ou non, ou à moitié comme Luther et sa consubstantiation, la question nous échappe. Ce qui en découle en tout cas est que l’eucharistie ainsi conçue comme une coïncidence de la parole et de l’acte pour produire un processus sacramentel a tellement imprégné les fidèles d’une horreur sacrée au cours des siècles, et a donné lieu à une telle idolâtrie, qu’il est actuellement inimaginable même aux plus affranchis d’entre nous de reproduire ce geste sans être validés comme légitimes par une institution cléricale. 

 

Voilà comment l’eucharistie ainsi conçue verrouille pour longtemps la porte de sortie du cléricalisme. Comment la forcer ? La réponse s’apparente à l’œuf de Colomb, qu’il faut bien briser pour qu’il tienne debout : en se passant de l’eucharistie. 

 

De fait, il va bien falloir, et pas seulement en Amazonie où François Ier vient encore une fois de baisser la garde, se passer de clercs pour s’assembler au nom du Christ, alors qu’ils sont en voie d’extinction rapide et que ceux qui restent ne sont pas toujours en capacité de nous convaincre de leur légitimité de pasteurs. Les assemblées sans prêtre ont paniqué l’Eglise catholique autant que les prêtres ouvriers, et on a vite évacué ces folles audaces. Mais il faut bien imaginer des schémas pour répondre à la situation sans attendre de solutions d’un pouvoir romain chahuté et stérilisé.  

 

Sur le point précis de l’eucharistie, ce qui bloque, y compris psychologiquement, c’est la reproduction du geste de Jésus jointe au prononcé des paroles sacramentelles. Si l’on croit mordicus à une transformation magique du pain et du vin en un matériau ineffable et porteur en lui-même d’une roborative énergie seule capable de nous donner la force de vivre une vie chrétienne, il n’y a pas d’autre remède que de s’accrocher aux seuls fabricants autorisés de la chose tant qu’il en restera un. 

 

On peut penser à l’inverse que l’acte demandé par Jésus doit avoir pour effet, comme l’a si simplement compris saint Paul, d’incarner dans un rituel fraternel et très concret le partage des nourritures essentielles à la vie terrestre en accédant à travers elles à la transcendance de l’amour. Car si Dieu est esprit ce n’est pas notre cas, et il paraît même qu’il a pris chair pour pouvoir nous sauver de l’absurdité du monde. Nul besoin d’un clerc pour partager le repas du Seigneur, nul besoin d’ailleurs de l’en exclure. N’avons-nous pas ici la solution la plus simple au problème ?  

 

Faut-il pour autant oublier les paroles de Jésus ? Bien sûr que non. Elles doivent être rappelées pour donner son sens à un repas qui sinon aurait la banalité d’un casse-croûte de cantine ou d’un banquet de chasseurs. Elles doivent l’être telles qu’elles sont, dépouillées de tout le fouillis dont les a enrobées la volonté de plier le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob aux spéculations « des philosophes et des savants ». Il suffit de retirer de la commémoration le geste consécrateur. Les paroles sont suffisamment fortes, ouvrant mille questions à la pensée et mille symboles à l’imagination, en même temps que mystérieuses, énigmatiques, dans une ambiance déroutante où le réconfort du repas, en une époque dépourvue d’abondance vivrière, se mêle à la présence angoissante de la mort qui plane impitoyablement. Elles heurtent par leur crudité brutale : le sang, le corps démembré, dans cette veille d’un horrible supplice promis à l’innocent qui les prononce, et auquel peut-être nous ne sommes plus attentifs en regardant sans le voir, entre les nappes damassées et le bercement des hosannas que cible l’ironie de Rimbaud, le corps qui se crispe pour nous sur la croix.

 

Alain Barthélemy-Vigouroux

Publié dans Réflexions en chemin

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L
" ...l’eucharistie ainsi conçue verrouille pour longtemps la porte de sortie du cléricalisme. Comment la forcer ? La réponse s’apparente à l’œuf de Colomb, qu’il faut bien briser pour qu’il tienne debout : en se passant de l’eucharistie". <br /> Ce n'est certes pas parce qu'un texte dit mot pour mot (et infiniment mieux qu'on le ferait) exactement ce qui est toute votre pensée, tout ce qui ressort de votre réflexion et la conclut, et votre conviction la plus forte, s'agissant du sujet que vous tenez pour le plus capital au regard de l'intellection du passage messianique, que ce texte et son auteur appellent le qualificatif de génial.<br /> Mais dans le cas présent, le lecteur que je suis passe radicalement outre à cette réserve de prudence intellectuelle qui est aussi d'humilité personnelle.<br /> Tout juste pourra-t-il formuler son appréciation de cet article avec le degré le plus extrême de nuance qu'il est en mesure d'y mettre : c'est à dire en tirant un très grand "coup de chapeau" à une analyse qui embrasse en quelques paragraphes l'ensemble de la problématique - par essence insoluble - des origines, du sens et de la place de l'eucharistie. Une analyse qui repousse, et oh combien utilement - la somme de rigidités et de dérives qui ont fabriqué ce "verrou de l'eucharistie". <br /> Faire sauter ce verrou dont la combinaison, s'il y en a une, est inconnue, c'est envisager un temps ou chaque croyant au milieu d'autres croyants pourra accomplir le rite de la présence, pour que celle-ci s'introduise en chacun quel que soit la compréhension que ce chacun s'est faite de la présence ainsi invitée. <br /> Un ajout personnel : je conçois qu'en l'espèce, on prête aux paroles et aux gestes un pouvoir magique, mais la logique que possède cette magie emporte aussi que le non-croyant se trouve par son effet à égalité de capacité alchimique avec le clerc consacré.
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M
Ariticle intéressant mais perspective purement occidentale. L'épiclèse (invocation de l'Esprit) n'est pas mentionnée. Or elle est aussi indispensable que les paroles pour la consécration.
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