« Ce voyage est ma thèse de philosophie » (Christian Bobin)
Dans la soirée du 24 décembre 2018, l’écrivain et poète Christian Bobin prenait le train dans la gare à demi déserte du Creusot pour aller à Sète rencontrer son ami, le peintre Pierre Soulages. « Cette nuit, j’ai pris le train comme on entre en religion » (1) écrit-il dans l’ouvrage où il retrace cette veillée de Noël particulière : « La nuit de Noël, matrone chocolatée, ne me donne à admirer que des quais de gare orangés balayés par de la poussière cosmique » (2). Le roulement du train qui le conduit vers celui qui se définit comme le peintre de « l’outre-noir » accompagne sa réflexion : « Bavardages des roues du train, bavardages des économistes, bavardages des littérateurs. Radotages qui font le monde. Un bâillon de mots qu’on nous fourre dans la bouche. L’essentiel est ceci : sortir d’un coup le cri d’amour de nos entrailles, puis c’en sera fini, nous aurons fait notre journée » (3). Pour ce travail de résistance à l’envahissement des images, des slogans et des marchandises, la peinture de Soulages ouvre un chemin libérateur pour Bobin qui écrit : « Ta peinture apparaît au moment où les puissantes technologies s’apprêtent à recouvrir le monde de housses colorées, marchandes et néantes. Ton noir est un appel à la résistance » (4).
Pour Pierre Soulages, « toute œuvre forte touche et révèle en nous des choses essentielles. Si ce n’est pas le cas, eh bien, c’est de l’affiche ou de la décoration » (5). Bien loin de réduire ses toiles à un décor pour donner une illusion de profondeur au salon où l’on cause, il invite à les habiter : « Mes tableaux sont des objets poétiques capables de recevoir ce que chacun est prêt à y investir à partir de l’ensemble de formes et de couleurs qui lui est proposé » (6). C’est ainsi que l’on peut passer des représentations du monde dont pullulent les médias à l’accueil d’une présence : « Le mot clé pour moi dans une œuvre d’art, c’est la présence avant tout chose. (…) C’est le moment où face à elle, on se sent vraiment vivant » (7). Évoquant sa découverte des Outre-noirs qui caractérisent ses dernières œuvres il écrit : « Il y a une parole de saint Jean de la Croix que j’aime beaucoup et qui convient à ce qui m’est arrivé ce jour-là. Elle dit : « Pour toute la beauté, jamais je ne me perdrai. Sauf pour un je-ne-sais-quoi qui s’atteint d’aventure » (8).
Bien loin de s’installer dans le statut d’un des peintres les plus « côtés » du marché international de la peinture, Soulages reste attentif à la visite d’une grâce. « Les gens glorieux, écrit Bobin, poussent leur nom un mètre devant eux, s’appuient sur lui – comme sur un déambulateur. S’ils ne l’ont plus, ils tombent. Soulages ne pousse pas son nom en avant. Ce n’est pas modestie – plutôt l’orgueil de ceux qui savent qu’il y a quelque chose de plus grand qu’eux, quelque chose ou quelqu’un dont la main invisible caresse parfois maternellement, hasardeusement, les tempes. Créer, c’est tout faire pour sentir encore et encore cette proximité d’une fraîcheur surnaturelle » (9).
Le bilan d’une vie ne se définit pas par un compte en banque ou une carrière prestigieuse. « Quand nous fermerons les yeux, écrit Bobin, de tout ce que nous aurons aimé il ne restera qu’une vapeur : c’était l’haleine du dieu qui se rapprochait de nous quand nous étions en capacité d’admirer, de nous étonner et de nous perdre » (10). Au début de son ouvrage Bobin définissait ainsi sa recherche : « le surgissement d’une présence, l’excès du réel qui ruine toute définition » (11). Dans cette nuit de Noël il découvre que « cinq minutes de nuit sétoise valent soixante années de théologie. J’entends rire les enfants des étoiles » (12).
Bernard Ginisty
(1) Christian BOBIN, Pierre, éditions Gallimard, 2019, p. 54.
(2) Ibid., p. 43.
(3) Ibid., p. 41.
(4) Ibid., p. 48.
(5) Pierre SOULAGES, Entretiens avec Françoise Jaunin, éditions la Bibliothèque des Arts, 2014, p. 117. Le 25 décembre prochain on fêtera les cent-ans de Pierre Soulages. À cette occasion, deux expositions de ses œuvres se tiennent au Musée du Louvre et au Centre Pompidou à Paris jusqu'en mars 2020.
(6) Ibid., p. 14.
(7) Ibid., p. 136.
(8) Ibid., p. 48.
(9) Christian BOBIN : Pierre, éditions Gallimard, 2019, p. 16.
(10) Ibid., p. 44.
(11) Ibid., p. 7.
(12) Ibid., p. 91.