Vivre le Carême
Le carême est une occasion de resituer notre foi en accompagnant Jésus dans sa montée vers Jérusalem, sa Passion et sa Résurrection. Partons de l'idée que la foi des chrétiens est en acte, incarnée dans l'histoire et dans la société. Elle est espérance commune dans le Père qui nous appelle tous à être sujets devant lui, et pour cela en suivant son fils Jésus.
Traditionnellement, tout au long du carême, chacun sera invité à revoir sa vie à la lumière de l'Evangile, à se convertir, à corriger ce qui ne va pas en lui, ce qui l'entrave, et à se confier au Christ pour être libéré de son péché, être sauvé. C'est le temps où la multitude des "prends pitié de nous" qui rythment nos messes prend toute sa dimension. Tout cela est très bien, il est inutile d'insister. Il semble alors plus intéressant de méditer aujourd'hui un autre aspect : le versant collectif de notre foi.
Le salut n'est pas une affaire privée, Jésus a été amené à un conflit majeur avec les pouvoirs publics, en ce sens il a eu, bon gré mal gré, une démarche politique. Non bien sûr comme on l'entend d'habitude, mais il s'est opposé aux pouvoirs établis dans une critique radicale de la société de l'époque qui était profondément injuste, au service des castes dirigeantes : occupant romain, direction politique du pays (Hérode, qui deviendra ami de Pilate comme suite de la condamnation à mort de Jésus - Lc 23, 12) et caste sacerdotale. Jésus a été condamné comme séditieux à la peine la plus infamante, crucifié entre deux malandrins. Considérons alors la dimension sociale, voire politique, de cette révélation de Jésus. La mémoire de sa Passion et de sa Résurrection est devenue un danger pour une Église qui voudrait être adaptée aux pouvoirs en place, à la société dominante, cette mémoire nous met de fait du côté de ceux qui souffrent, de ceux qui ne sont pas considérés par cette société. Le pouvoir ne peut plus être considéré comme celui d'un représentant de Dieu, mais comme un service des petits et des exclus. La Passion a retourné les rapports entre dominants et dominés. La souveraineté du Christ crucifié ne peut s'étendre que par la libération des formes de pouvoir qui maintiennent les hommes en tutelle et les rendent apathiques.
Les rapports de l'Église et de la politique (de l'Église et de l'État) sont difficiles à définir. Si l'on fait une séparation totale, le domaine de la foi se sépare de celui de la raison, l'Église est renvoyée en marge de la société, elle devient une secte sans impact. Si l'on suit la tendance qui établit une correspondance entre la foi et l'action en société (un exemple classique est la mise en parallèle de la libération de l'esclavage du péché et de celle de notre soumission aux pouvoirs en place, il y a foule d'autres exemples) on idéalise l'Église en modèle de société en oubliant que notre salut est à venir, il n'est pas encore totalement parmi nous. Pour sortir du dilemme, il semble nécessaire de méditer sur la présence de Dieu dans le monde, sur l'au-delà qui se trouve dans l'en-deçà, pour parler théologiquement voir l'eschatologique dans l'historique. L'histoire est une réalité porteuse de la présence de Dieu, pas seulement un matériau sur lequel Dieu agirait. L'habitation de Dieu dans la création est à méditer.
Si nous croyons que notre foi nous amène ainsi à l'engager dans notre action au sein de la société, pour ne pas rester dans l'abstrait il semble nécessaire de voir les domaines d'implication concernés. La libération par le Christ en vue d'une humanité fraternelle est effectuée à l'intérieur de cercles d'enfermement qu'il nous faut briser. La pauvreté (liée à l'exclusion) en est un. Non seulement la pauvreté individuelle, mais celle de divers groupes sociaux dont la situation ne peut que les enfermer dans cette pauvreté (contre l'idée répandue qu'ils en seraient responsables) et même celle de pays entiers. La violence (et la contre-violence qui devient nécessaire pour se défendre) enferme les hommes. Ils peuvent en être libérés d'abord en retrouvant leur dignité niée par cette violence. Le racisme qui est loin d'être extirpé est une aliénation destructrice. Il appelle à redonner leur identité à ceux qui le subissent, à les reconnaître dans tout ce qu'ils sont. A l'heure actuelle on a pris conscience de ce que la destruction de la nature est mortifère, destruction de notre monde qui était créé pour la vie et la joie. Au-delà des pauvres, exclus, méprisés un autre mal nous ronge tous, la perte de sens, elle atteint les riches comme les pauvres (ou plus peut-être). Cette perte de sens fait du monde un enfer de désespoir. Elle est apparente dans ce terme politique à la mode : "soyons pragmatiques", non pas qu'il ne faille pas l'être, mais il y a sous cette affirmation une démission du sens à donner à nos vies, voulant simplement les adapter au monde tel qu'il est pour éviter d'être bousculés dans nos petits conforts. Le Christ crucifié, abandonné du Père puis ressuscité doit nous redonner espoir et possibilité de construire un sens à nos vies.
Prendre au sérieux le Christ amène ainsi les Chrétiens à devoir être un aiguillon dans la société, à être un élément critique qui peut leur procurer bien des difficultés en retour, mais qui est nécessaire pour construire le Royaume, à venir mais déjà là. Au-delà des efforts qui vont nous être demandés pour nous sortir de notre péché, il semble donc que ce temps est un moment privilégié pour nous interroger sur ce que nous faisons pour que le salut du Christ ne s'adresse pas seulement à nous, mais au monde dans lequel nous vivons. Il est une occasion de sortir de notre fatalisme, ou plus profondément de notre apathie qui est un élément de notre péché. Cela non pour nous flageller, mais au contraire pour reprendre espoir, pour développer notre espérance dans le Christ ressuscité qui est source de joie et de vie.
Marc Durand