Le long travail de création démocratique
Nous vivons dans des pays qui se disent démocratiques et ont inscrit dans leur constitution le suffrage universel. Si nous avons rejeté le suffrage censitaire lié à la propriété, à l'argent ou à la naissance, je me demande parfois, en écoutant certains commentateurs, si certains ne rêveraient pas d'instituer un suffrage censitaire au diplôme. On entend de plus en plus s’exprimer des oligarchies de l’expertise qui déplorent que la complexité des questions du vivre ensemble soit soumise au vote du peuple.
Sommes-nous conscients qu'en affirmant constitutionnellement que chaque homme vaut une voix, nous reconnaissons en tout être humain la capacité d’exister dans le débat public ? Ceci reste le plus souvent très théorique. Parmi les rares initiatives de ces dernières décennies cherchant à mettre en œuvre cette affirmation démocratique, Les Réseaux d’Echanges Réciproques des Savoirs (1) ont inventé des outils qui démontrent, non pas par des mots, mais par des pratiques, que tout être humain est en capacité d’apporter un savoir, une expérience, une intuition dans le débat public à dire et à apprendre à autrui.
C’est un des points forts de la pratique de ces Réseaux que souligne le philosophe et historien des sciences sociales Michel Serres : “ Le réseau a autant de centres que de carrefours, exactement autant que l’on veut, tout autant que de chemins. Dès lors, finie la hiérarchie des centres. Finie la concentration, notre modèle de vie et de pensée. Si nous pensions en réseau, nous deviendrions, ô merveille, de vrais démocrates. Mais nous ne rêvons qu’à Washington, à l’Elysée, au présentateur de télé, au ministre, au prix Nobel et aux meilleurs, loués dans les listes d’excellence. Drogués, pis, hébétés de hiérarchie, nous sommes comme des mâles babouins qui gesticulent et jacassent dans les lianes de la jungle. Nous ne sommes pas encore devenus des hommes. Le réseau va nous y aider ” (2)
Perdu dans la mondialisation, orphelin des deux grandes utopies qui se sont partagées le siècle dernier : le bonheur par la croissance économique à l'Ouest, la société réconciliée par le socialisme d'Etat à l'Est, l'individu est tenté, lorsque il n’a plus accès au cycle production-consommation, par la régression vers l'identitaire, le fondamentalisme religieux, ethnique ou sectaire. La demande est alors : donnez-moi du sens et de la chaleur humaine et j'abandonne tout le reste. La démocratie est menacée par ces abdications. Il est essentiel d’inventer des types de vie sociale qui conjuguent à la fois la création collective et la liberté des individus. Ce sont des espaces microsociaux médiateurs entre l’individu et la totalité de la société où chacun peut devenir un centre d’initiatives. La citoyenneté passe par la création de ces espaces, toujours provisoires, où des hommes vivent ensemble des projets.
Les medias nous abreuvent des querelles d’ego qui risquent de réduire le débat public à ce que Michel Serres appelle le « jacassement et la gesticulation de mâles babouins » ! Il est plus nécessaire que jamais de rappeler que la richesse d’une société démocratique dépend de la multiplicité des capacités d’initiatives et de relations de chaque citoyen.
Bernard Ginisty
1. Cf. www.rers-asso.org
2. Claire HEBER-SUFFRIN et Michel SERRES, Des savoirs en abondance, éditions Thierry Quinqueton, 1999, p. 39.