De la bonne manière d’entretenir la Mémoire du passé

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NB : le texte qui suit est une réponse à l’article de Robert Kaufmann, Et s'il fallait faire davantage pour réveiller une mémoire dangereusement assoupie ? que nous publions sous forme d’article pour en faciliter la lecture.

G&S

 

Pardon (de politesse, non spécifiquement chrétien) d’abord, de répondre tard à votre commentaire (j’étais absent) et merci pour votre attention aiguisée sur mon petit article.

 

Je suis totalement d’accord avec vous sur un point : il ne faut pas : « mettre un couvercle sur notre mémoire pour tenter de sauvegarder un peu de confort intellectuel factice et tout provisoire ».

 

Je le suis moins sur la manière d’« entretenir » cette mémoire. Il faut assurément recueillir les témoignages tant qu’il est temps, et écrire — après une analyse sérieuse — sur les événements graves, souvent tragiques, qu’ont traversés des peuples, des minorités, des exploités… Les musées sont aussi d’excellents conservatoires de «mémoire» (Cf. les musées sur les Guerres mondiales ou de la Shoah…). Ce qui m’inquiète, parce qu’elle devient presqu’une habitude, presque un tic social, c’est cette rumination permanente d’événements horribles, insupportables à laquelle on procède plusieurs fois dans l’année, et d’année en année, car il y a malheureusement beaucoup de faits horribles et insupportables, et leur rappel constant risque d’y « habituer » chacun, et de rendre, à la longue, ces commémorations « in–signifiantes » (= dénuées de signification pour beaucoup) ou pire purement polémiques (Cf. le 19 mars 1962, qui n’a pas été un « cessez-le-feu » véritable pour tous les Algériens). Dans tous les cas, on obtient un résultat contraire du but recherché.

 

Je mettrai à part, et ce n’est pas arbitraire, car il y a changement d’échelle, les génocides (en prenant le mot en son sens propre : « extermination voulue, systématique d'un peuple, d'un groupe ethnique ou religieux »). La shoah a bien été le résultat d’une volonté arrêtée et « systématique » de supprimer touts les Juifs d’Europe. À part, également, le massacre des Tutsis au Rwanda etc.

 

Pour les massacres et exactions liés aux combats des guerres, que l’on ose à peine appeler « habituels », le terme de «crimes de guerre» traduit un constat.

 

Le cas de l’esclavage semble plus complexe par sa durée (de l’Antiquité à nos jours), par ses acteurs que l’on retrouve dans à peu près toutes les civilisations, par ses conséquences : modifications des peuplements, introduction « accidentelles » de maladies ou de modes de vie funestes aux autochtones etc. Nous y reviendrons à propos de la Traite qui est, elle aussi, un cas particulier...

 

Historien de métier, je ne crois pas du tout qu’un « regard lucide sur le passé » puisse « éviter les mêmes erreurs, conduisant aux mêmes catastrophes humanitaires ». L’expérience prouve qu’il n’en est rien. L’histoire est une technique intellectuelle, à défaut d’être une science exacte, qui nécessite un recul face aux événements : elle n’est pas destinée à juger mais à comprendre. Pour qu’elle serve à quelque chose, il faudrait que toute les parties prenantes soient capables de cette prise de conscience et d’autocritique. Combien de décennies a-t-il fallu pour que l’on admette que la Grande guerre de 14-18 n’a pas été de la seule responsabilité des « Boches », mais que la ligne bleue des Vosges pesait aussi, comme une obsession française, sans compter bien d’autres facteurs.

 

L’histoire doit impérativement tenir compte, si elle ne veut pas finir en simple propagande, du contexte des événements considérés, en évitant surtout de projeter sur le passé nos concepts contemporains, fruits du progrès des connaissances et de prises de conscience collectives, mais ignorées des gens à qui on reproche de ne pas les avoir appliqués. La querelle autour du féminisme illustre cette remarque.

 

Un exemple frappant, parce qu’il reste actuellement très polémique : l’esclavage.  Nul ne niera que c’est une abomination et un « crime contre l’humanité ». Sa « condamnation » contemporaine amène à des jugements péremptoires sur le passé. Les souffrances qu’il a entraînées sont immenses, irréparables. Mais au nom de la mémoire « noire », des associations, comme le Conseil représentatif des associations noires de France, et d’estimables personnalités, demandent de débaptiser les lycées qui portent le nom de Jean-Baptiste Colbert qualifié de « pionnier de l’esclavage en France ». On notera qu’il ne l’a pas inventé. Il existait depuis quelques millénaires (et il dure encore, peu en Occident !). Colbert a préparé en 1665, et cosigné, le fameux « Code noir », qui connut plusieurs versions. Je l’ai lu (combien de ceux qui s’y réfèrent l’on fait ?) dans l’édition de 1680, précédant la mort du ministre et dont on peut donc le tenir pour responsable. Ses 60 articles imposent un « management » de l’esclavage « dans les îles (à sucre) de l’Amérique ».

 

Il n’est pas question de faire de ce texte un monument de législation humaniste, mais pour saisir sa portée, il faut se souvenir (encore la Mémoire !) 1° qu’au XVIIe siècle peu de gens était conscient du caractère odieux de l’esclavage, compte tenu des idées « racialistes » que l’on avait sur la hiérarchie des peuples. Ça n’excuse rien, ça explique. 2° Hors de toute règle, les « esclavagistes » s’attribuaient un pouvoir absolu sur leurs esclaves, sans limites,  avec droit de vie et de mort. J’ai été étonné de constater que le Code noir examine et souvent condamne certaines exactions courantes dans les plantations. On ne peut en citer tous les articles, mais en proposer quelques exemples, en soulignant leur sens.

 

L’article 2 oblige les patrons à faire baptiser leurs esclaves. On pourrait dénoncer un viol des consciences (le spectre des missionnaires portés dans les « wagons de la colonisation », alors qu’ils furent souvent en opposition avec les colons et les gouvernements). En vérité, cela contraint les dits patrons à reconnaître l’humanité de ceux que l’article 44 désigne pourtant comme « meubles » lors des ventes ou héritages. Rappelons qu’un même problème avait été soulevé par la Controverse de Valladolid (1550 et 1551), qui aboutit à une « libération » (relative) des Indiens dans les colonies espagnoles, mais provoqua, Las Casas, l’ami des Indiens, en garda une grande amertume, la Traite des noirs. Accessoirement, cette christianisation des esclaves les faisait « profite r» (article 6) du repos des dimanches et jours fériés, (une centaines de jours dans l’année) religieusement et obligatoirement chômés, sous peine de sanctions pour les maîtres.

 

L’article 26 poursuit les maîtres qui ne nourriraient pas leurs esclaves ou leur infligeraient des « traitements barbares et inhumains », or on sait l’inventivité des colons en ce domaine. L’article 45 précise que si l’on peut enchaîner ou battre ses esclaves, on ne peut leur infliger torture ou mutilation ; a fortiori, si on tue, on risque la « confiscation des esclaves et d’être procédé … extraordinairement ». Les maîtres sont également tenus (art. 27) de nourrir et entretenir les esclaves « infirmes par vieillesse, maladie ou autrement ».

 

L’article 47 interdit de vendre séparément le mari, la femme et leurs enfants impubères, ce qui était un drame toujours risqué pour les familles en service chez un même maître. Les articles 55 et 56 facilitent l’affranchissement.

 

Bref, si le Code noir constitue un texte dont notre civilisation n’a pas lieu de se flatter, puisqu’il ne mettait pas en question le principe même de l’esclavage, il allégeait, autant que faire se pouvait dans le contexte historique et les mentalités de l’époque, l’inacceptable. Cela aussi il faut le dire quand on cite ce texte. Ce code était-il appliqué en réalité ? On ne peut en être assuré, mais ce ne serait plus de la faute de Colbert.

D’ailleurs, si l’on bannit Colbert des « honneurs » (alors qu’li a pourtant fait autre chose que le Code noir), il faudra déboulonner une bonne partie de nos « grands hommes » : Napoléon, rénovateur des institutions de la France, mais responsable de la mort d’au moins 1.500.000 de Français,  et encore de pas mal d’Européens ; Clémenceau, père la victoire en 1918, hostile à la colonisation, mais qui a réprimé des grèves en 1906 ; combien de grands écrivains ou artistes qui ont peu ou prou trempé dans la Collaboration, etc.

 

Il y aurait beaucoup à dire sur les corrections apportées à l’Histoire par certains manuels scolaires, parfois un peu partisans, ne serait-ce que sur ces questions « coloniales ». Ce pourrait être un autre débat.

 

Enfin, je ne m’attarderai pas sur « l’influence catholique du sacrement de Pénitence, le pardon … il efface la faute… », affirmation répétée à satiété de nos jours. Elle n’est pas inexacte, mais fige un peu une « influence » plus complexe que cela. En vérité, il n’est pas question d’abord d’effacer la faute, mais de ne pas en rester là et de proposer au « pécheur » un dépassement… Le libérer pour qu’il puisse reconstruire son humanité sur de nouvelles bases — si son regret est sincère — au lieu de se morfondre dans la culpabilité. Lisez les manuels de confesseurs de la période classique, vous verrez que la plupart d’entre eux envisagent leur ministère en ce sens là, même parfois les jansénistes.

Marcel Bernos

Publié dans Réflexions en chemin

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C
Toujours aussi limpide.Merci
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