Liberté de conscience, liberté de l'Amour

Publié le

Prise dans son tableau général, aucune des propositions qui viennent en réplique aux exemples de querelles sociétales listés par Jean-Baptiste Désert dans son article Est-il permis, aujourd'hui en France, d'avoir des opinions nuancées ?, n’a de quoi heurter le lecteur de ce texte.

S’entend plus précisément le lecteur qui n’en partage à peu près aucune. Qui, pour les plus clivantes, les rejette toutes. Et rejette avant tout (MPT, IVG, PMA) la conformation de pensée qui amène à les concevoir, et plus encore le référentiel dont elles tirent leur source en tant qu’objet de débat public.

Ce même lecteur n’objectera rien (et pourtant les ‘’objections sérieuses’’ ne manquent pas), ni critiques ponctuelles, ni contestation de fond, aux vues par lesquelles l’article prend parti sur les sujets les plus disputés ; il n’énoncera rien – au dernier paragraphe de son commentaire près – de ce qui à son sens, infirme un argumentaire qui fait plus que tendre à positionner le traditionalisme en victime. Une victime que ce dernier serait à son tour (a-t-il au demeurant jamais fait montre ‘’d’opinions nuancées’’ ?) du simplisme des idées qui lui sont opposées et des polémiques menées à son encontre, et de ce que le défaut de subtilité  de ses contradicteurs finirait par avoir de commun avec l’intolérance.

Ce lecteur se gardera simplement d’entrer dans cet argumentaire avec l’intention de le réfuter. Et en tout premier lieu sur une question à coup sûr de société qui, à bon droit, peut se résumer dans cette interpellation, ou s’y ramener : le port « d’un simple foulard », qui est bien à peu de choses près le « fichu » de nos grands-mères, n’est-il pas de nature à permettre de dépasser cette querelle du voile qui fait gonfler ce dernier de tous les vents mauvais ? Interpellation qui apparaît au moins comme un moyen, ou comme une première amorce, pour aborder la problématique qui, en toile de fond, nous laisse à ce jour sans réponse efficiente. Et qui est celle de l’intégration dans la nation de cultures dont, à leur arrivée, les particularités, de par la profondeur des dissemblances, sont perçues comme autant de facteurs d’incompatibilité avec le peuple d’accueil et de risques de rupture avec le tronc commun que ce dernier se prête – une perception qui exclut d’envisager les apports qu’on décèlera demain.

Encore faut-il que cette pédagogie de la citoyenneté – en l’espèce d’abord celle du tact nécessaire dans l’affichage de signes d’appartenance confessionnelle – vaille pour tous les particularismes culturels ancrés dans le religieux. La recommandation d’une civilité républicaine à l’adresse des femmes musulmanes porteuses de voile, ne vaut-elle pas également – le chapeau ou la casquette étant le symétrique du fichu – pour la composante du judaïsme qui a ces dernières années introduit le port de la kippa dans l’espace public, entre autres marqueurs ostensibles ?

Un type d’exposition publique dont on sait, hélas, qu’il entretient toujours des formes concurrentes d’exclusion et des confrontations d’intégrismes, quand il n’attise ou ne sur-attise pas des pulsions racistes ciblant des différences et des minorités qualifiées ‘’d’ethniques’’. Et qui, quelle que soit le la croyance en cause, active toutes les formes d’intolérance, de rejet, sinon de haine que le fait religieux est à même de susciter, en son sein et contre lui. Et invariablement aux dépens de la paix civile, l’outrance de la mise en visibilité cultuelle venant rehausser, contre les autres courants de pensée, une revendication naturelle à détenir le monopole de la vérité.

Une considération que les obsessions identitaires et les emmurements communautaristes actuels, et le niveau des passages à l’acte dans la violence, range en bonne place dans l’arsenal de la précaution. De la prévention de tous les fanatismes.

Mais c’est pour une raison d’un ordre tout différent que le lecteur ne dira rien des autres propositions soutenues dans l’article. Ne s’attachera pas à les discuter une  à une.

Accès pour tous au mariage civil républicain, liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse, droit reconnu à toutes les femmes de bénéficier de la procréation médicalement assistée – il faudrait ajouter l’ouverture du droit de mourir dans la dignité (le libre choix de mourir exigerait-il au reste une motivation en forme d’excuse ou de circonstance atténuante ?) : autant de sujets qui appellent d’eux-mêmes la discussion philosophique – débat d’idées, interrogations éthiques croisées, voire controverses doctrinales.

Mais on soutiendra – en assumant la probabilité de froisser ou de choquer – que ce sont en revanche des sujets qui ne relèvent pas du débat d’opinions, que celles-ci soient  nuancées ou passionnées. ‘’Débat d’opinions’’ renvoyant ici à ceux qui précèdent et préparent l’acte législatif censé traduire l’expression de la volonté générale.

Par la déclaration des droits de 1789, la loi a fait plus que de reconnaître la liberté d’opinion : elle s’est retirée, et l’Etat avec elle, des matières qui touchent à la liberté de pensée, à la liberté de conscience.

Une liberté qui joue, et joue seule, quand il n’existe aucune mesure objectivable du Vrai, du Juste, du Bon. L’autorité (civile ou religieuse) est ainsi fondée à condamner, et le juge à réprimer, le vol et l’homicide, dont la malfaisance est affirmée par des critères objectifs – le premier étant que la vie en société serait impossible si la commission de l’un et de l’autre étaient laissés à la discrétion de chacun.

Mais quand des critères de cette nature sont absents ou indécelables, ou quand on y dissimule des convictions tirées du ‘’croire’’ et du ‘’penser’’, la loi et sa discussion se trouvent ‘’hors sol’’. Simplement parce que le sujet ne regarde plus la loi, ne dépend plus de l’opinion du législateur ni de celle de ses mandants, mais se décide dans le choix de conscience. Et uniquement par ce choix personnel. Y compris, inséparablement, par celui de l’objection de conscience.

Divorcer, faire usage de la libre information qui circule en matière de contraception, contracter quel type que ce soit d’union hors du cadre des mariages consacrés, participent d’une appréciation où la conscience de chacun est souveraine. Le cadre légal qui a permis que ces décisions sont prises et assumées librement n’a précisément été créé que pour renvoyer chacune de ces décisions à l'appréciation morale de celui et de celle qui y fait face.

La loi vient certes – et comme l’a voulu la déclaration de 1789 – prévenir et sanctionner les abus que l’exercice d’un droit est susceptible de connaître : pour les thématiques qui sont ici en question, l’exemple de cette intervention de la loi est donné, par excellence, par l’interdiction prononcée à l’encontre de tout commerce des éléments composant le corps humain. Une prohibition qui, reconnaissons-le, ne peut invoquer à son appui aucune raison objective, mais qui, en France, rencontre une adhésion éthique quasiment unanime – et c’est bien cette unanimité qui légitime l’interdit posé.

Depuis la Révolution, l’Etat ne se mêle plus de l’âme, des croyances et des convictions des Français. Il ne lui viendrait pas à l’esprit de réglementer le respect du Carême par les fidèles concernés, ou la façon dont tout un chacun doit saluer une procession. Pas davantage de statuer, pour les croyants intéressés (et à plus forte raison pour les autres citoyens), sur la consécration à accorder au samedi ou à telle grande fête du calendrier d’une religion. Et en poussant le raisonnement jusqu’à l’absurde, il songerait encore moins à interdire à un bouddhiste ou à un agnostique de consommer de la viande de porc (garantir à quiconque partage cet interdit de trouver le menu qui s’y accorde dans une cantine, ou tout autre forme de restauration collective, devrait pour autant lui apparaître comme une obligation attachée au libre exercice des cultes – puisqu’en l’espèce, la prescription n’est pas exposée à être détournée contre la liberté et la dignité humaine).  

En vertu de la liberté de conscience, et de la laïcité qui en est le rempart, on s’interdit d’imaginer que la loi républicaine pourrait transférer une obligation religieuse d’une confession à une autre, et a fortiori généraliser à tous les citoyens une injonction propre à un culte particulier. Comment dès lors concevoir qu’une résurgence du confessionnalisme, aussi passionnée que ce dernier a été peu profondément enfoui depuis 1905, enjoigne à qui se veut libre penseur (croyant ou non, chrétien ou non) sur les questions de société de s’aligner, dans le plus intime de ses sentiments et de sa vie, sur la conformation de ce qui se désigne communément comme les « valeurs de la famille chrétienne » ?

La multiplicité des formes de couples et des situations de familles, la pluralité des choix ou des déterminismes personnels qui, respectivement, s’opèrent ou agissent touchant à la conjugalité, à la sexualité, à la reproduction, témoignent au reste de l’indestructibilité  de la connexion qui s’est majoritairement formée entre liberté individuelle et conduites de vie à l’échelle du couple, de la famille et du rapport aux enfants. 

Pour nous qui entendons résonner à nos oreilles le « Moi non plus, je ne te juge pas »,  pour nous à qui il a été surabondamment rappelé que nous n’avons pas à juger, chaque décision de conscience qu’il nous appartient de prendre en l’absence d’objectivisation commune du Vrai, du Juste et du Bon, renvoie à cette acception de la responsabilité à laquelle seule la liberté procure un sens. 

Est-il au fond une autre authenticité de la responsabilité que celle qui sous-entend que c’est devant nous-mêmes, et devant toute créature impliquée, que nous avons, et que nous aurons, à rendre compte de nos choix de conscience ? L’autorité extérieure peut seulement, dans tout le champ imparti à la liberté de conscience, nous suggérer que le guide le plus élevé de nos décisions se désigne de lui-même : la compassion.

Une compassion (celle qui aura été refusée à cette fillette brésilienne de neuf ans enceinte des suites d’un viol incestueux – refusée en ce qu’on a vu la commission d’un crime dans le geste par laquelle elle avait été dispensée) qui subordonne la justice, la loi, la règle et le commandement à l’esprit d’amour.

Esprit qui nous ramène pour finir à l’une des thématiques dont on est parti. Importe-il ainsi qu’un couple humain se soit formé entre personnes du même sexe, qu’un enfant naisse dans un couple de femmes homosexuelles, ou que l’amour ait présidé à l’union de ce couple, à l’arrivée de cet enfant ? Répondre que l’éthique humaine, nonobstant tout choix contraire de conscience personnelle, ne saurait reconnaître ce couple et légitimer cet enfant, n’est-ce pas blasphémer par déni du mystère de l’amour ?

Didier LEVY

Publié dans Réflexions en chemin

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article