La fraternité, fondement de la démocratie ?

Publié le par Garrigues et Sentiers

En réponse à l’article de Robert Kaufmann, Un regard intelligent à focale variable ?

 

Revenant d'une absence de dix jours, j'ai trouvé des échanges très intéressants à partir de l'article de Guy Roustang. Je dois avouer que le discours de Monsieur Macron ne m'a pas marqué parce que... j'ai trop de mal à croire à la sincérité de quelqu'un qui choisit toujours la position du discours humanisant et sympathique en ignorant les basses œuvres de ses acolytes (le ministre de l'Intérieur ou celui des finances en particulier). Mais l'analyse de Guy Roustang me semble très juste, si le discours dit vrai. Alors, s'il n'est pas trop tard permettez-moi d'ajouter mon grain de sel.

 

La réponse de Robert Kaufmann ne manque pas de pertinence. Il pointe des tas de questions, ou de difficultés souvent occultées par les tenants d'un certain moralisme anticapitaliste. On pourrait reprendre point par point car il y aurait pas mal à dire sur chacun, mais ce serait fastidieux et probablement inutile. Ce qui me gêne est qu'il ne répond pas vraiment à l'article de Guy Roustang. En choisissant la voie d'une explication unique dans un domaine, l'humain, qui est celui de la complexité, il s'empêche d'avancer, devant se contenter de contester des affirmations diverses sans construire une réponse un peu globale.

 

Oui, il est impossible d'ignorer l'économie qui a ses lois propres. Elle est indispensable pour permettre les échanges entre les hommes. Mais comme le souligne l'article de Guy Roustang, elle ignore tout un pan – et probablement le plus important – de ce qui fait notre vie. L'art, la culture, la famille... ne rentrent pas dans l'échange marchand et sont autrement importants pour tout un chacun que son compte en banque1. L'économie a ses lois propres, un chef d'entreprise doit gagner de l'argent, il est en compétition. Cela, c'est le réel. Mais il existe d'autres réalités, l'entrepreneur travaille avec des hommes qui doivent vivre. L'esprit de compétition qui consiste à écraser l'autre est aux antipodes de l'humain. Et cela mène actuellement à la désindustrialisation, au chômage endémique. Il faut donc ouvrir les débats pour donner droit à d'autres points de vue. Ce serait le rôle des syndicats, mais malheureusement ceux-ci se sont souvent fait piéger par l'économisme et finalement luttent sur le même terrain que les chefs d'entreprise.

 

Il est inefficace de traiter "ceux d'en face" de demeurés, de naïfs, d'incultes ou de malhonnêtes (bien sûr en termes choisis, mais on peut lire derrière les discours). Il s'agit d'une position proprement idéologique (seuls les capitaines d'industrie, les chefs d'entreprise sauraient... seuls les sociologues comprendraient...). Si l'intellectuel, le sociologue, le chercheur ne sait pas tout, il a l'avantage du recul, de la mise en perspective, de la réflexion approfondie. Son point de vue est tout autant valable que celui de qui a le nez dans le guidon. Si l'on veut avancer, il faut confronter les points de vue pour sortir par le haut et non pour simplement déconsidérer l'idée de l'autre. Il n'y a pas de solution unique, le monde selon Hegel (ou Marx après lui) n'existe pas. Mais on peut avancer en prenant en compte les diverses facettes, sans se laisser enfermer dans la pensée unique.

 

L'économie, avec ses lois, est essentielle. Mais la soumission au dieu marché est-elle la meilleure démarche économique? Force est de voir que lorsqu'elle devient hégémonique, lorsque c'est le marché qui dirige, comme depuis une cinquantaine d'années (pour faire simple), les résultats sont catastrophiques. L'exclusion, les discriminations n'ont jamais été si importantes. Le "vivre ensemble" a volé en éclats.  Où se trouve un minimum de solidarité, si ce n'est dans les discours creux de nos dirigeants? Alors certains disent que c'est parce qu'on n'est pas jusqu'au bout de l'expérience, qu'il y a trop de lois protectrices, qu'on muselle l'initiative. On peut suivre Hajek ou Friedman, rappelons tout de même que le premier était l'inspirateur de Pinochet. Le dieu marché fait le lit de la dictature. Oui le marché est utile, le dieu marché ne doit pas prendre le pouvoir. Et pour revenir aux accusations de naïveté envers ceux qui critiquent cette vision unidimensionnelle de l'économie, rappelons tout de même que ce sont plutôt ceux-là qui sont sur le terrain de la discrimination, qui luttent avec les plus pauvres pour les aider à survivre. Ils savent de quoi ils parlent quand ils voient les ravages actuels qui laissent sur le bord de la route une part importante de la population. Quel est ce monde dans lequel il est entendu que tant pour cent (10, 20, 50 ?) ne sont pas dans la course, il suffit de leur donner le minimum pour survivre... et éviter une révolte violente? Combien d'emplois sont considérés comme inutiles, mais il faut bien caser les gens dont on n'attend rien ?

 

Cela nous mène à nous poser la question de la devise républicaine : "Liberté, égalité, fraternité". Il ne s'agit plus d'économie ou de marché, mais de savoir si la devise a un sens, si elle est le creuset dans lequel nous voulons vivre ensemble.

 

Il me semble que la fraternité est le socle de la devise républicaine. La fraternité est la reconnaissance que les autres sont embarqués comme nous, que l'humanité forme un tout, que ce qui se passe pour les autres nous concerne tous. La fraternité implique le partage, la terre est pour tous. Elle exige que chacun puisse s'épanouir selon ses possibilités, que personne n'empêche cet épanouissement personnel. Elle récuse l'idée que certains, "plus que les autres", s'arrogent le pouvoir et écrasent les plus faibles.

 

D'où l'idée d'égalité. Non une identité ou une égalité mathématique, mais une égalité dans la différence. Tout homme vaut autant que les autres car "ils sont tous frères". Foin des calculs d'apothicaire, il ne s'agit pas de quantité de biens ou de services, mais bien de la place à laquelle chacun a droit qui doit lui permettre de vivre son humanité.

 

D'où l'idée de liberté. Si l'un n'est pas libre, il est soumis, il n'y a plus de fraternité. Liberté de faire ce qu'on veut ? bien sûr que non, mais liberté totale dans le cadre de la fraternité.

 

Cette devise, "liberté, égalité, fraternité" est alors le fondement de la démocratie. Si nous sommes frères et égaux, chacun doit pouvoir participer aux décisions communes. S'il n'y a pas de fraternité, les plus forts l'emportent, on est en dictature (avouée ou non). Et la démocratie n'est pas la possibilité de déposer par moments un bulletin de vote, elle doit permettre de choisir vraiment les délégués qu'on élit, elle doit permettre de débattre sérieusement des grandes décisions, et de savoir qu'on est écouté, pris en compte. Sinon c'est la dictature des élites, sous laquelle nous vivons depuis longtemps déjà.

 

Je pense que le marché se moque de la fraternité, il est sur une autre planète. Mais alors son pouvoir est illégitime, il doit être soumis à la démocratie.

 

Marc Durand

 

 

1.- L’art a souvent été repris par l’échange marchand, mais cet échange est alors à l’opposé de l’art. Quelle justice quand les financiers acquièrent des tableaux à prix d’or ? Le peintre a souvent vécu dans le besoin, quelle justification donner au prix de son œuvre qui enrichit ceux qui n’y sont pour rien ? Sans compter les œuvres acquises pour être mises dans un coffre-fort alors qu’elles sont créées pour tout le monde ? On touche là à une dérive de l’économie qui montre bien qu’elle devrait se limiter à son domaine au lieu de happer toute la réalité.

Publié dans Réflexions en chemin

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L
"... le marché se moque de la fraternité, il est sur une autre planète. Mais alors son pouvoir est illégitime, il doit être soumis à la démocratie" : cette très belle et très juste conclusion de Marc Durand n'est-elle pas le point de départ du débat collectif que la fuite en avant dans le tout-marché va inéluctablement provoquer ? La question étant de savoir si ce débat s'ouvrira quand il sera encore temps de le poser et de le trancher démocratiquement.
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M
Pierre Locher pose une vraie question: comment un blog tel que le nôtre doit manifester son inspiration chrétienne? Pour ma part, j'essaye de penser, je ne sais pas souvent ce qui vient de ma foi ou non, sauf évidemment sur certains sujets particuliers. Il me semble que la référence à la foi apparait mieux dans les cas limites. La fraternité est une valeur partagée bien au-delà des sphères chrétiennes, et je crois que le Père l'a inscrite au cœur de tous les hommes. C'est quand la tentation d'en exclure certains apparait que la référence explicite à l'amour d'un même Père devient nécessaire, il me semble. Mais sinon, pourquoi ne pas la partager avec tous, croyants ou non? J'ai tendance, d'ordinaire, à chercher à avancer sans référence explicite à ma foi, le plus loin possible (et cela ne signifie pas que ma foi ne soit pas présente, elle informe ma raison) avant de faire le saut consistant à se fonder sur ma relation au Christ. Ecrire dans ce blog est-il annoncer Jésus-Christ ou essayer, chrétiens parmi les hommes, de comprendre notre monde et proposer des pistes de réflexion et d'engagement?<br /> Pierre Locher pose la question, je n'ai pas de réponse définitive.<br /> Marc Durand
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R
Puisque nous sommes sur "un site de réflexions chrétennes", comme nous le rappelle utilement Pierre Locher, nous pouvons nous attarder un instant sur cette scène où l'on cherche à pièger Jésus en le soumettant à un choix impossible..<br /> Le Seigneur s'en tire sans peine en respectant la LIBERTÉ de penser et d'agir de chacun mais en mettant en garde contre la confusion des genres.<br /> La pièce d'argent symbolise l'économie et le commerce. Le profil de César le Politique, qui encadre les précédents.<br /> Les Commandements, quant à eux, sont de l'ordre du spirituel et de la vie sociale qu'elle implique, dans la FRATERNITÉ des enfants de Dieu.<br /> Quant à l'ÉGALITÉ, avec toutes ses nuances et ses ambiguités, c'est une invention humaine à manier avec précaution.<br /> <br /> Robert Kaufmann
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P
Pardonnez mon irritation, mais quid de la fraternité comme la conséquence de la relation à un même Père ? Je pensais que l'on était sur un site d'inspiration chrétienne, "espace de liberté,<br /> de foi et de réflexion chrétiennes". Les discussions que l'on lit depuis quelques temps, aussi intéressantes soient-elles, pourraient se trouver sur n'importe quel blog de débat politique ! Où est la différence chrétienne comme dirait Christoph THEOBALD ? Ou comme disais Camus : "Ce que le monde attend des chrétiens est que les chrétiens parlent à haute et claire voix." Dommage !
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