Utopie et expertise dans le champ politique

Publié le par Garrigues et Sentiers

La proximité affichée par le nouveau président de la République avec la pensée de Paul Ricoeur a redonné à son œuvre une actualité certaine. La parution récente d’un ouvrage regroupant douze entretiens et dialogues réalisés entre 1981 et 2003 témoignent, à l’heure de la mort annoncée des utopies et du triomphe de l’économisme, de l’effort du philosophe pour construire une pensée politique1. Dans la préface de l’ouvrage, Michaël Foessel donne une des lignes de force de ces échanges : « La responsabilité de l’intellectuel consiste à réintroduire du conflit. Ce maître mot ricoeurien signe l’apport du philosophe à une critique du technicisme et de l’économisme. Derrière le rendement des machines et les logiques apparemment anonymes de la croissance, on trouve des décisions prises dans un contexte conflictuel qui a été refoulé » 2.

Parmi les textes publiés figure un dialogue de Paul Ricoeur avec Michel Rocard intitulé Justice et Marché3. Pour le philosophe, « La double critique des sociétés totalitaires et de l’Etat-providence doit être poursuivie autant qu’il faudra, mais elle est derrière nous d’une certaine manière. Ce qu’il faut commencer par contre aujourd’hui et sans tarder, c’est la critique du système capitaliste qui identifie la totalité des biens à des biens marchands. S’il est vrai qu’il n’y a pas d’alternative à la démocratie, il est urgent de ne pas se contenter d’une opposition entre un discours moral et une logique économique livrée à elle-même, le premier intervenant comme contrepoint du second »4.

Michel Rocard, alors Premier ministre, reprend à son compte cette analyse : « La mort annoncée des idéologies me semble être une des nombreuses illustrations du refus de penser qui encombre hélas, trop souvent, la sphère intellectuelle. Sont mortes les idéologies totalitaires qui ont fait preuve de leur totale faillite. Mais elles ont été aussitôt remplacées par une idéologie libérale resplendissante, qui nous régit partout, qui est absolument dominante. Il n’y a pas du tout mort des idéologies. Il y a faiblesse momentanée des idéologies de mouvement »5.

Face cette difficulté de penser, les hommes politiques invoquent le plus souvent des « experts ». Contre cette abdication, Paul Ricoeur met en lumière le rôle fondamental de la discussion publique pour contrer cette confiscation du sens général du vivre ensemble au nom des expertises : « Il ne s’agit pas de nier l’existence de domaines où des compétences juridiques, financières ou socio-économiques très spécialisées sont nécessaires pour saisir les problèmes. Mais il s’agit de rappeler aussi, très fermement, que, sur les choix des enjeux globaux, les experts n’en savent pas plus que chacun d’entre nous. Il faut retrouver la simplicité des choix derrière ces faux mystères. (…) La tâche d’un éducateur politique est aussi de remettre constamment dans le courant de la discussion publique ce qui est monopolisé abusivement par les spécialistes »6.

On comprend alors pourquoi Paul Ricoeur met au cœur de sa pensée éthique et politique ce qu’il appelle « la notion de capacité » : « C’est dans la capacité d’être Homme que réside le caractère respectable. (…) Nous sommes dans une société dans laquelle on mesure les gens à leur performance, et non pas à leurs capacités, dont certaines sont empêchées par la société, par la vie, par la maladie. J’essaie de rejoindre ce que j’appelle l’homme capable, derrière l’homme inefficace, derrière l’homme impuissant » (7).

Bernard Ginisty

1.- Paul RICOEUR, Philosophie, éthique et politique. Entretiens et dialogues, éditions du Seuil 2017.

2.- Ibid., p. 10.

3.- Texte issu d’un projet d’ouvrage commun qui se serait appelé Le Philosophe et le politique, ce dialogue entre Paul Ricoeur et Michel Rocard s’est réduit, faute de temps et de disponibilité de Michel Rocard, alors premier ministre, à un article publié dans la revue Esprit de janvier 1991.

4.- Ibid., p. 98.

5.- Ibid., p. 117.

6.- Paul RICOEUR, La Cité est fondamentalement périssable. Sa survie dépend de nous. Entretien avec Roger-Pol Droit, octobre 1991, ibid., p. 72.

7.- Paul RICOEUR, L’éthique entre le mal et le pire. Dialogue avec le Pr. Yves PELICIER, psychiatre, 1994, ibid., p. 187.

Publié dans Signes des temps

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L
Cet article incite très heureusement à se tourner de nouveau vers une pensée humaniste parmi les plus marquantes dans notre temps. Elle rappelle, non moins heureusement, qu'il n'y a pas d'humanisme sans conflit avec toutes les forces qui œuvrent à la négation de l'humain. <br /> En revanche, l'affirmation qui ouvre l'enchaînement des citations du philosophe et du politique « Ce qu’il faut commencer (...), c’est la critique du système capitaliste qui identifie la totalité des biens à des biens marchands (... :) il est urgent de ne pas se contenter d’une opposition entre un discours moral et une logique économique livrée à elle-même (...) » ne peut se lire aujourd'hui sans être confrontée à l'évolution ultérieure des analyses du second. <br /> A l'aune de son constat désabusé - "le capitalisme a gagné" - la validation de la critique de l’Etat-providence, fût-ce en tant qu'étape "derrière nous" cesse d'être recevable : elle force à lui opposer rétroactivement que cette critique est devenue l'un des pivots majeurs de la promotion de l'idéologie libérale. Une idéologie qui ramène tout au marché et à l'omnipotence de la concurrence libre et non faussée, et que les experts, en situation de quasi monopole dans toutes les modes de diffusion des savoirs et prétendus tels, ont sinon rendu "resplendissante", du moins totalement tyrannique. Tyrannique dans les têtes, tyrannique dans la configuration sociétale et dans les fonctionnements qui découlent de cette configuration.<br /> De sorte que sa contestation relève à présent de la démarche de critique des sociétés totalitaires, qui loin d'être achevée avec l'effacement des régimes communistes du Vieux monde, conserve un degré d'actualité et d'exigence qu'on n'aurait pas pu envisager au début de la décennie quatre-vingt dix. Ou qu'on aurait alors envisagé comme le degré résiduel d’un exercice de nécessité marginale – puisqu’il est constant que les développements à venir des déshumanisations qui sont sous nos yeux nous échappent. <br /> Ceci étant, dans cet article, le point sur lequel il était probablement le plus précieux de revenir vers la pensée de Paul Ricœur réside dans l'énoncé de ce qui forme le centre de la démarche éthique associée au politique, le cœur d'un projet de société insérant l'humain comme première mesure de tous les choix : " C’est dans la capacité d’être Homme que réside le caractère respectable. (…) Nous sommes dans une société dans laquelle on mesure les gens à leur performance, et non pas à leurs capacités ". Est-il revendication plus décisive, c’est à dire plus capable de contredire la pseudo pensée dite "managériale" qui, décennie après décennie, s'est imposée comme l'alpha et l'oméga d'une civilisation avilie par la religion du tout-marchand ? Qui s'est traduite par cette pandémie de l'évaluation dont tous les organes et canaux de communication s'emploient à occulter les désastres sociétaux et individuels qu'elle produit.
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R
Cela dépend de ce qu'on appelle IDÉOLOGIES.<br /> On peut effectivement parler de mort des idéologies si l'on considère celles-ci comme des instruments de prise de pouvoir politique. Notamment le tout-collectivisme ou le tout 'capitalisme" (au sens d'auto-régulateur du marché )uffle spirituel et moral.<br /> Après les soubresauts économiques et ses conséquences sociales de ces dernières décennies, la méfiance, voire le rejet, se sont installés.<br /> Cela ne signifie pas, effectivement, que ce qui vient des idées, de l'esprit, aie perdu toute valeur et influence. Au contraire peut-être ?<br /> Sans renoncer à ce qu'il y a de recherche de BIEN COMMUN dans le collectif; ni renoncer à l'indispensable SCIENCE ÉCONOMIQUE et expériences cumulées de la régulation, dans un monde ouvert et aussi complexe, ne peut-on dire que =<br /> Ce qui différencie le Politique habille à se saisir du pouvoir de l' HOMME D'ÉTAT, c'est sa capacité, au-delà de saisir les sciences et les techniques, de savoir les accompagner d'un souffle spirituel<br /> Celui qui vient de prendre les commandes pour 5 ans aura t-il cette inspiration ? L'avenir nous le dira.<br /> <br /> Robert Kaufmann
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