La politique à l’heure de la « société civile »
La fin du XXe siècle a vu s’effondrer les dogmes dont s’enchantaient les élites dirigeantes pour gouverner le monde. L’histoire retiendra probablement que cette époque fut « monomaniaque ». Elle a subi les fondamentalismes contraires, celui de la toute-puissance de l’État au nom de l’égalité, celui du totalitarisme du Marché au nom de la liberté. La chute du mur de Berlin, les dysfonctionnements croissants de la société mondiale, l’accroissement de l’écart entre riches et pauvres témoignent de la vanité de ces dogmes qui font fi de la complexité des sociétés humaines.
Face à ces échecs, les décideurs en appellent de plus en plus à la « société civile », concept qui, trop souvent, relève plus de l’incantation verbale que d’une nouvelle analyse du fonctionnement sociétal. « La notion de « société civile », écrit Frantz Durupt dans le journal Libération, est ambiguë, suffisamment pour que, aussi bien chez Macron que chez Mélenchon, on s’en revendique sans avoir exactement la même chose en tête. » « C’est un terme à géométrie variable, de sorte que sa définition dépend du locuteur, du moment et du lieu », relève Gautier Pirotte, dans son ouvrage sur La Notion de société civile1.
Nicanor Perlas, économiste philippin engagé dans des programmes de développement de son pays, a publié un ouvrage majeur pour clarifier ce concept. Alors que les systèmes politiques et économiques sont des constructions qui vivent de la concurrence, pour lui, « la société civile est fondamentalement auto-organisatrice et essentiellement coopérative, comme tout système vivant en bonne santé ». Sa sphère est celle des valeurs, de la culture et de la spiritualité, elle ne sépare pas la transformation de la société du travail sur soi. Pour Nicanor Perlas, « la bataille de Seattle »2 contre l’Organisation Mondiale du Commerce vit en 1999 « la société civile du monde entier recadrer tout le débat sur la mondialisation, en posant la question des valeurs et du sens et en se démarquant du discours élitaire dominant qui croyait asseoir sa légitimité en rationalisant un désir de pouvoir sans borne et une avidité immodérée pour l’argent. Par cet acte de défi qui couronnait des années de résistance, la société civile du monde entier marquait solennellement l’entrée dans un monde tripolaire et la naissance d’une nouvelle histoire »3.
La société civile ne saurait donc se réduire à des populations sur lesquelles se « pencheraient » des élites plus ou moins bienveillantes ou à un vivier pour recruter des adeptes. Nicanor Perlas renverse ce rapport entre la société civile et les dirigeants. Celle-ci lui apparaît comme le creuset où peuvent s’inventer de nouvelles pratiques économiques et sociétales : « La société civile est actuellement ce pouvoir qui pousse les forces dominantes de la société à réaliser l’équivalent d’un « rite de passage ». Les pouvoirs dominants doivent être rendus humbles. De cette humilité, (...) de nouvelles possibilités éclosent pour la société. Ainsi, la société civile devient le lieu de l’« initiation » de la prochaine génération de dirigeants de la société au sens large – des dirigeants qui tiendront mieux compte des besoins réels de tous les citoyens »4.
L’avenir nous dira si les bouleversements électoraux que nous connaissons actuellement permettront cette indispensable « initiation » de la classe politique française.
Bernard Ginisty
1.- Frantz DURUPT, « Société civile, modernité ou poudre de perlimpinpin ? », Site du journal Libération du 19 mai 2017 <http://www.liberation.fr> . Gautier PIROTTE, professeur à l’université de Liège, La Notion de société civile, éditions La Découverte, 2008.
2.- La « bataille de Seattle » désigne une des premières manifestations altermondialistes d’envergure qui a pris corps les 29 et 30 novembre 1999 à Seattle, à l’occasion d’un sommet de l’Organisation Mondiale du Commerce
3.- Nicanor PERLAS, La société civile : le 3e pouvoir. Changer la face de la mondialisation, Editions Yves Michel, 2003, p. 32-33.
4.- Ibid., p. 184.