« L’irréductible intranquillité »
« Aux tranquillisants, je préfère les intranquilles…Peut-être que je vous souhaite d’être un peu dérangés. Tout du moins, je vous souhaite le petit inconfort, la pointe d’impatience, le frémissement qu’il faut pour reprendre la route millénaire qui étire la pâte humaine et la révèle à elle-même. Car l’intranquillité nous voue à rejouer sans cesse, à créer, à recréer »1. C’est par ces mots que Marion Muller-Collard ouvre, dans son nouveau livre, sa réflexion sur L’intranquillité.
Dans une société où se multiplient toutes les propositions d’assurances pour « qu’il ne nous arrive rien » et les invocations croissantes au principe de précaution, Marion Muller-Collard rappelle quel est le Dieu qui l’inspire : « Le Dieu de l’Évangile commence comme nous finissons parfois nos mois : sur la paille. Dépendant, attendant que l’humanité lui fasse crédit »2. Aux obsédés du principe de précaution, cette mère de famille rappelle que si Dieu arrive au monde comme un nouveau-né, son projet ne peut-être de nous préserver du risque et de l’inquiétude : « Avec l’Evangile, comme avec toute naissance, commence l’irréductible intranquillité ». En effet, écrit-elle, « Donner la vie équivaut à donner la mort »3, puisque seuls ceux qui sont nés « risquent » de mourir !
On peut passer sa vie et la perdre à chercher tous les moyens d’échapper à l’intranquillité. « Ce qui me permet de suivre aujourd’hui Jésus comme un Maître, c’est précisément qu’il ne promet pas l’évitement du risque. Au mitan de ma vie, je me rallie au scandale de l’Évangile. Je ne suis plus en mesure de suivre quelque système de pensée, de croyance, ni même de système politique qui me réconforteraient de vérités définitives »4. Ce qui, selon l’Évangile, caractérise le ministère du Christ durant sa très courte vie publique : c’est la marche et la rencontre. Il se présente comme un nomade qui « n‘a nulle part où reposer sa tête »5 et accepte les rencontres les plus diverses. Le contraire d’une installation dans une carrière ou une religion ! Dans le texte fameux de Dostoïevski, La légende du Grand Inquisiteur le représentant de l’ordre théologico-politique, à qui on a déféré un doux trublion, reconnaît soudainement en lui le Christ. L’Inquisiteur exprime alors la panique de tous les pouvoirs installés et justifie sa condamnation au bûcher par ces mots: « Pourquoi es-tu venu nous déranger ? »6.
Bien loin de promouvoir je ne sais quel repli frileux par rapport au monde, le Christ rappelle « qu’aimer signifie supporter une vie durant la contradiction permanente que l’autre introduit dans ma vie et dans mon être »7. Avant de quitter ce monde, il dit à ses disciples qu’il leur laisse « sa paix »8. Cette paix, Marion Muller-Colard l’envisage ainsi : « Une paix qui ne soit pas négociation vaine avec le réel. Une paix qui ne soit pas de pacotille, ou feu de paille (…) Une paix qui ne réduit pas nos contradictions mais opère sur elles cette étrange alchimie dans laquelle les contraires cessent de nous tirailler pour simplement nous élargir »9.
Bernard Ginisty
1 – Marion Müller-Colard : L’intranquillité, éditions Bayard, 2016, page 25
2 – Id. page 55
3 – Id. page 51
4 – Id. pages 78-79
5 – Évangile de Matthieu, 8, 20
6 – Fiodor Dostoïevski (1821-1881) : La légende du Grand Inquisiteur, Editions Desclée de Brouwer, collection Les Carnets 1993, page 60
7 – Marion Müller-Colard, op.cit. page 92
8 – « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. Ce n’est pas à la manière du monde que je vous la donne. Que votre cœur cesse de se troubler et de craindre » (Évangile de Jean 14,27)
9 – Marion Muller-Colard, op.cit. pages 98-99.