Fête de la Toussaint
La Toussaint pourrait être le point final de la fête de Pâques. A ce titre elle semble plus importante que toutes les autres fêtes du calendrier liturgique qui sont des commémorations de faits historiques (Annonciation, naissance…), importants bien sûr, ou des célébrations des vertus de saints particulièrement choisis (on ne compte plus les diverses fêtes de la Vierge!). À la résurrection de Jésus devenu le Christ répond notre propre admission dans la vie de Dieu que nous fêtons à la Toussaint. Le Christ est descendu aux enfers chercher tous ceux qui l’ont précédé pour constituer, avec tous ceux à venir, un seul peuple de vivants. Dieu est le Dieu des vivants et des morts, en ce sens que les morts selon la chair participent à sa vie au même titre que tous les autres. Qu’est-ce que les saints si ce ne sont tous les hommes appelés à la vie divine ? La Toussaint est la célébration de l’humanité accueillie dans la vie du Père à la suite du Christ ressuscité.
Nos morts, tout comme nous, sont les saints que nous célébrons. La journée des morts est curieusement séparée de la fête de la Toussaint. Comme si, après avoir célébré en grande pompe les « vrais saints », ceux qu’on aurait reconnus, on pouvait accorder un petit regard à nos morts ! Mais nous ne pouvons pas passer ainsi par pertes et profits tout ce qui a fait la vie de nos ancêtres, leurs souffrances passées et leurs joies, ce qui a fait leur vie, qu’on sacrifierait sur l’autel du progrès, progrès que nous verrions au-devant de nous, le passé n’ayant plus d’importance.
Pour pouvoir nous dire « saints », peut-être est-il nécessaire de considérer la foi qui nous anime et nous faits membres du Royaume.
Notre place est dans une vie enfouie dans celle de tous nos frères en humanité, enfouie dans la société terrestre à laquelle nous sommes liés. En même temps cette vie est inscrite dans le Royaume qui vient, qui est déjà là, dans lequel tout ce que nous sommes, tout ce que nous faisons est transformé en parcelles d’éternité. Nous sommes consacrés dans cette attente urgente du Royaume, qui est totalement imprévisible et que nous construisons déjà avec nos frères. Tous ceux qui participent à l’humanisation du monde sont appelés à vivre de la vie de Dieu et le monde qu’ils construisent sera transfiguré, et non détruit, dans le Royaume.
Notre foi, à nous les vivants, est une pratique dans l’histoire et dans la société. Cette pratique est en tension permanente, inscrite dans le temps présent, dans l’immédiateté, et prenant dès maintenant place dans l’éternité, qui n’est pas le temps à venir, indéfini – et donc absence de temps : l’éternité est l’au-delà de l’ « ici et maintenant », elle est la part du Royaume que nous ne voyons pas mais qui est déjà là. C’est parce qu’elle s’inscrit dans la société et dans notre histoire que la pratique chrétienne peut transformer le monde et permet au Christ, par notre intermédiaire, de le sublimer.
Le Royaume, dès ici et dès maintenant, n’est pas un fleuve tranquille s’écoulant vers le bien ou le mieux, le progrès - croient certains. Il n’est pas ce fleuve prévisible sur lequel nous voguerions en toute quiétude dont l’embouchure serait la résurrection finale. Notre foi ne s’étale pas sur ce fleuve, elle est acte de rupture. Dieu ne laisse pas en repos le passé, ni les morts, ni les vivants. Il nous appelle tous dans l’urgence. L’eschatologie nous rappelle la présence du Royaume qui donne sens à notre action en la transfigurant, elle ne doit pas cacher l’apocalypse qui nous rappelle que le futur est déjà là mais imprévisible. Le catastrophisme des apocalypses détruit cette vision irénique d’une marche sans souci vers l’avenir radieux de la vie en Dieu. La rupture est maintenant, dans chacun de nos actes portés par notre foi.
On a l’habitude d’expliquer certaines attitudes des premiers chrétiens par leur attente de la parousie immédiate. Paul croyait à l’immédiateté du retour du Christ. Puis ils ont du déchanter et leurs successeurs se sont installés dans le cours de l’histoire. Exit l’apocalypse, exit l’urgence, exit la rupture. Si nous pensons que le Nouveau Testament ne se contente pas de décrire des faits, mais qu’à travers ce que croyaient les premiers chrétiens il y a révélation de Dieu sur nos liens avec lui, nous ne pouvons pas rejeter cette attente immédiate de Paul et consorts comme une simple illusion qu’ils ont du dépasser. Elle est enseignement du Christ sur ce que lui attend de nous.
Teilhard de Chardin avait écrit : « Nous sommes toujours en train d’affirmer que nous attendons le maître. Mais si nous étions vraiment honnêtes, nous devrions reconnaître que nous n’attendons plus rien. »
À l’occasion de cette fête, de notre fête, essayons de reprendre notre place dans l’économie du salut, sûrs d’avoir été choisis pour construire le Royaume dès ici-bas, ce qui fait de nous des saints. Soyons sûrs qu’en agissant ici et maintenant nous participons, avec tous les hommes du passé comme du présent, à la construction du monde à venir qui a déjà commencé et laissons-nous saisir par l’urgence de la venue du Christ qui veut être tout en tous, pas demain, mais dès aujourd’hui. Alors nous pouvons fêter la Toussaint, en union avec tous nos morts... et avec les vivants !
M.D.
31 octobre, veille de la Toussaint