L’Europe à l’épreuve de ses valeurs fondatrices
Les vagues de réfugiés qui viennent s’échouer sur les frontières reconstruites à la hâte par les pays européens sont en train de miner l’Europe. En laissant s’effondrer la libre circulation entre les pays qui la composent, l’Union européenne risque sa propre désintégration. L’abdication des politiques devant la « main invisible » du marché qui devait peu à peu conduire à une régulation des rapports humains devient de plus en plus intenable. Cette crise nous oblige donc à nous interroger sur le socle sur lequel peut s’exercer une citoyenneté européenne.
Vaclav Havel (1936-2011), dissident devenu président de la République tchèque, a été un très rare responsable politique de premier plan à avoir affirmé la nécessité pour l’Europe de prendre conscience de son enracinement éthique et spirituel.
Pour lui, l’Europe ne sera faite ni par les technocrates, ni les gouvernements seuls, mais par les citoyens européens. C’est autour de l’idée de responsabilité universelle, non pas cette fois sous la forme des croisades, de la colonisation, ou de l’imposition d’un modèle culturel unique, que l’Europe peut trouver sa raison d’être.
Le 3 mars 1999, le Sénat français recevait le président Vaclav Havel. Dans son discours sur la « vocation de l’Europe », il évoquait la figure du philosophe Emmanuel Levinas : « Il y a quatre ans mourut un Juif lituanien, qui avait fait ses études en Allemagne pour devenir un célèbre philosophe français. Il s’appelait Emmanuel Levinas. Selon son enseignement, conforme à l’esprit des plus anciennes traditions européennes, en l’occurrence sans doute juive, c’est au moment où nous regardons le visage de l’autre que naît le sentiment de responsabilité de ce monde. J’estime que c’est justement cette tradition spirituelle que l’Europe devrait se rappeler aujourd’hui. Elle découvrira l’existence de l’autre, tant dans l’espace qui l’entoure qu’aux quatre coins du monde ; et la responsabilité fondamentale qu’elle entend assumer ne prendra plus le visage présomptueux d’un conquérant, mais celui, humble, de qui prend la croix du monde sur son dos. Et si quelqu’un assimilait cette responsabilité à une forme inédite de l’orgueil messianique, alors, il ne nous resterait plus qu’à faire appel à notre conscience »1.
Vaclav Havel fut d’abord un écrivain auteur d’une œuvre théâtrale dans le courant littéraire du « théâtre de l’absurde » et avait bien conscience ce qui peut apparaître de « ridicule donquichottesque » dans son propos.
Face à ceux qui souriaient de son idéalisme, il faisait appel à son expérience d’homme de théâtre et de dissident dans la société tchèque normalisée par les troupes soviétiques : « Je me dis qu’ayant pu – avec une poignée d’amis, mais entouré d’un océan d’indifférence – me cogner la tête contre les murs pendant des années en répétant la vérité sur le totalitarisme communiste, il n’y a pas de raison pour que je cesse de me cogner la tête contre les murs en parlant inlassablement, en dépit des sourires indulgents, de la responsabilité et de la morale face à notre marasme social, et je ne vois pas pourquoi je devrais considérer, plus qu’avant, que cette bataille est perdue d’avance »2.
Pour lui, « la tâche fondamentale consiste à faire front à l'automatisme irrationnel du pouvoir anonyme, impersonnel et inhumain des idéologies, des systèmes, des appareils, des bureaucraties, des langues artificielles et des slogans politiques, (…) à ne pas avoir honte d'être capable d'amour, d'amitié, de solidarité, de compassion et de tolérance, mais au contraire à rappeler de leur exil dans le domaine privé ces dimensions fondamentales de notre humanité et à les accueillir comme les seuls vrais points de départ d'une communauté humaine qui aurait un sens »3.
Bernard Ginisty
1 – Sénat : Compte-rendu analytique officiel de la réception solennelle de M. Vaclav Havel, Président de la République tchèque le 3 mars 1999
2 – Vaclav Havel : Méditations d’été, éditions de l’aube, 1992, page 134
3 – Vaclav Havel : Essais politiques, éditions Calmann-Lévy, 1989, page 243