Les chrétiens sont-ils des bisounours ?
L'invocation pour la paix organisée par François et réunissant Mahmoud Abbas et Shimon Peres dans les jardins du Vatican n'en finit pas de faire polémique. Un verset du coran récité par un imam, membre de la délégation musulmane, a créé un vif débat entre catholiques français.
Après une première polémique lancée par le grand rabbin de Rome sur le sens de la prière au Vatican, un autre débat agite aujourd'hui la « cathosphère » française. En cause ce verset du Coran prononcé au micro par un imam de la délégation musulmane : « Tu es Notre Maître, accorde-nous donc la victoire sur les peuples infidèles ».
Le site Aleteia raconte ainsi : « Un événement en marge de la prière pour la paix dans les jardins du Vatican, en présence des présidents d’Israël et de Palestine, crée après coup quelque agitation. En ce dimanche de Pentecôte, ces deux personnalités, venant de nations hostiles l’une envers l’autre, ont répondu à l’invitation du Pape François ; les prières se sont élevées l’une après l’autre, tout d’abord juive, puis chrétienne, et enfin musulmane. Un imam, membre de la délégation musulmane, récita – sans que cela soit programmé – en arabe les trois derniers versets de la deuxième sourate du Coran. En voici les dernières phrases retranscrites en français : “Pardonne-nous (Allah), pardonne-nous et prends pitié de nous ! Tu es notre maître et notre protecteur. Soutiens-nous contre le peuple des incroyants ! ” »
Le 10 juin dernier, c'est le très traditionaliste Bernard Antony, qui avait le premier signalé sur son blog le verset incriminé assorti du commentaire suivant : « Toujours est-il que l’imam, lui, aura pu en effet se glorifier d’avoir, à l’intérieur même du Vatican, récité une prière coranique sans ambiguïté à l’égard des chrétiens et autres mécréants ».
Un premier débat se fait jour sur la réalité du prononcé. Le blog des Cahiers Libres dénonce d'abord un hoax, persuadé que le verset mentionné n'a pas été dit.
Mais voilà, comme le souligne le blogueur Fiskmonskov, la phrase a bien été prononcée dans les jardins du Vatican. Pour lui, c'est clair, les catholiques se voilent la face, et il le dit violemment : « La vérité ne se trouve pas en faisant l’autruche. L’autruche n’est pas libre. (et en plus elle se fait quand même bouffer par le prédateur qu’elle ne voulait pas voir.) Et si vous préférez vous cacher les yeux pour ne pas voir et vous boucher les oreilles pour ne pas entendre, alors ne vous arrêtez pas en si bon chemin. Allez au bout de la sagesse : fermez aussi vos gueules ».
Réponse des Cahiers Libres : Oui, nous nous sommes trompés, mais le fond du problème est entier : « C’est un mensonge de prétendre que cet imam s’en prend aux chrétiens. Pensez-vous vraiment que Mgr Twal, présent, aurait laissé passer ça ? Il n’a pas été interrogé à ce sujet car il n’y a pas de sujet. Il est toujours possible de donner une interprétation négative ».
C'est maintenant sur le sens que s'écharpent les catholiques. Dans le verset mentionné, à qui est vraiment adressé le terme de « kafir », traduit par « infidèle » ou « incroyant » ? Faut-il penser que l'imam a exporté « le djihad au Vatican » comme clament de conserve les sites d'extrême’droite islamophobes et la ligue de défense juive, pas vraiment connue pour sa modération ? Ou alors que sa prière rituelle ne s'adresse pas aux chrétiens et par conséquent n'avait rien de déplacé ?
Pour Pierre Madros, prêtre du Patriarcat latin de Jérusalem, le terme de kafir est bien adressé aux chrétiens. Selon lui « dans le monde contemporain, notamment depuis le sixième siècle après Jésus-Christ, les polythéistes (ou les païens) n’existaient presque plus, pas même en Arabie. Les seuls kafirin possibles ou imaginables pour beaucoup de musulmans sont les chrétiens pour lesquels, d’après le Coran, Allah " serait l’un de Trois " gens qui auraient " fait de leurs évêques et de Issa fils de Maryam des seigneurs à la place de Dieu " ». Il estime carrément que « la joie islamique d’entendre et de voir le Coran récité au Vatican se mêla chez beaucoup d’entre les musulmans, pour ne pas dire la plupart, de sentiments de triomphe, de victoire, de triomphalisme. D’aucuns y ont vu le début de la réalisation d’un hadith : " Comme nous avons conquis Constantinople (aujourd’hui Istanbul si peu chrétienne) nous allons conquérir Rome " »
Estimant les occidentaux bien naïfs dans leur rapport à l'islam, il conseille : « Quand il s’agit d’islam et de musulmans, il convient, comme le souhaite le P. Gallez dans son ouvrage (lui-même controversé, ndlr) Le malentendu islamo-chrétien, de " mieux écouter ou d’écouter tout court les chrétiens du Moyen-Orient ", surtout ceux qui non seulement connaissent les textes fondateurs de l’islam mais aussi les langues sémitiques, en particulier le syriaque et l’arabe ».
La contradiction vient d'un autre oriental, lui-même musulman, Adnan Al Mokrani, professeur au sein de l'Université pontificale Grégorienne et à l'Institut Pontifical d'Études Arabes et d'Islamologie. « Pour le professeur Al Mokrani, explique le site Aleteia qui l'a interviewé, dans un sens purement religieux, le mot veut dire “ celui qui cache, dissimule et nie la foi bien que son cœur lui ait assuré qu’il s’agit de quelque chose de bon. " En d'autres termes, il qualifie celui qui s'oppose à la foi par intérêt personnel ou par égoïsme. Pour Adnan Al Mokrani, “ un musulman peut être également considéré comme infidèle lorsqu’il nie la grâce de la miséricorde divine pour servir ses propres fins et passions " ».
Il ajoute : « Il est tout à fait inacceptable d’accorder à ce verset plus d’importance qu’il ne mérite. L’imam a choisi des versets récités d’ordinaire sans avoir pour autant l’intention de viser quiconque ou n’importe quelle partie participant à la prière. Il est à noter que le début de ces deux versets met en exergue la foi musulmane révélée par tous les prophètes sans distinction aucune. L’imam a choisi ces versets puisqu’ils regorgent de termes et mots unificateurs. Notons également que le verset 191 susmentionné ne vise pas les chrétiens, mais les arabes de Quraish, qui avaient perpétré des crimes de guerre contre le prophète Mahomet. Il est donc dangereux de lire ces versets en les extrayant de leur contexte historique. »
Il rejoint ainsi l'analyse du jésuite Felix Körner, professeur de dogmatique et de théologie des religions à l’Université pontificale grégorienne, spécialiste de l’islam. Interviewé par Radio Vatican en allemand, et traduit par les Cahiers Libres, il explique : « Un musulman comprend toujours le Coran comme les premiers croyants l’ont entendu. En l’occurrence, nous devons nous projeter aux premières heures de l’islam, nous sommes peut-être encore à La Mecque ou à Médine, dans les premières années. L’islam n’était alors qu’un petit groupe se sentant, à juste titre, pourchassé par les tribus polythéistes et païennes, qui souhaitent se débarrasser de Mahomet et ses compagnons. Incroyant désigne dans ce cas les gens qui ne reconnaissent pas le Dieu unique. Donc quand ce verset coranique parle des incroyants contre lesquels on demande l’aide divine, ce ne sont donc clairement pas les juifs ni les chrétiens qui sont visés, puisqu’ils reconnaissent l’unité de Dieu ! »
Reprenant la polémique, le bloggeur Koz souligne lui non pas la naïveté, mais la lucidité que suppose l'adhésion à la prière pour la paix au Vatican : « Elle suppose de la lucidité sur les forces en présence. Forces physiques et forces psychiques. Lucidité sur les obstacles que rencontrera toujours un processus de paix. Lucidité sur le fait qu’en tout temps, en tout lieu, il se heurtera toujours aux mêmes oppositions, sous des noms différents. Lucidité sur le fait qu’il n’y a pas d’autre chemin de paix : ceux qui annoncent l’affrontement ne font que le susciter. Ils donnent à leurs adversaires l’occasion de pointer votre double discours supposé, et réciproquement. Valider l’interprétation agressive d’une sourate est un beau renvoi d’ascenseurs entre intégristes. Je veux retenir ce moment historique de prière pour la paix au jardin d’Éden. Retenir ces images qui, par leur seule existence, portent un démenti et un espoir ».
Laurence Desjoyaux
pour Lavie.fr
sous le titre : Prière au Vatican : les chrétiens sont-ils des bisounours ?