La peste de 1720-1722 à Marseille 2. À qui se vouer ?
Les dirigeants civils et religieux d’une cité pestiférée font souvent des vœux pour que « Dieu arrête la main de son ange exterminateur », pour reprendre l’expression biblique (2 Samuel 24, 16-17). Les échevins n’y ont pas manqué pendant la peste de 1720 : au paroxysme de l’épidémie, le 8 septembre, jour de la Nativité de la Vierge. Ils ont invité Mgr de Belsunce à venir à l’hôtel de ville pour qu’il y célèbre la messe et reçoive le vœu qu’ils ont décidé de faire au nom de la ville. « Considér[an]t que la peste étant un fléau de la colère de Dieu, tous les secours des hommes et tous les efforts qu’ils ont résolu de faire seront vains et inutiles s’ils n’ont recours à sa miséricorde pour tâcher de la fléchir », ils s’engagent à donner chaque année à perpétuité 2000 livres à l’hôpital le plus récemment établi, en 1713, celui des orphelines, qui est sous le vocable de Notre-Dame de Bon-Secours. Mais le fléau passé, leurs successeurs sembleraient avoir quelque peu oublié ce vœu, au profit d’un autre, moins onéreux et plus spectaculaire, comme l’on va voir.
Dès le début de l’épidémie, Henri de Belsunce a ordonné au clergé de réciter quotidiennement des prières à saint Roch de Montpellier. Ce saint aurait vécu au XIVe siècle. Il aurait soigné des pestiférés avec succès puis aurait été lui-même atteint par la peste. Il fut mis en isolement mais un petit chien (le « roquet ») serait venu chaque jour lui apporter un pain dans sa gueule et il guérit. Il était donc un intercesseur par excellence en temps de peste. De plus, le couvent des grands-trinitaires, près de la Charité, possédait une de ses reliques qui fut exposée sur son maître-autel. Mgr de Belsunce alla y célébrer la messe. Il marqua la fête du saint, le 16 août, par une procession avec les curés de la ville. Bien que l’on n’ait guère vu l’effet de cette première tentative d’intercession, le prestige de saint Roch allait rester intact à Marseille après la peste : sa statue se dresse au-dessus du fronton de l’ancien siège de la consigne sanitaire, alors en chantier. Le dernier couvent fondé dans la ville après la peste, celui des tertiaires réguliers franciscains dits de Picpus, sera placé sous son vocable. Les intendants de santé commanderont au jeune Jacques-Louis David un de ses premiers chefs-d’œuvre, Saint Roch intercédant auprès de la Vierge en faveur de Marseille, qui est au musée des Beaux-Arts.
Le 30 juillet, H. de Belsunce diffuse un mandement « ordonnant des prières publiques et un jeûne général pour apaiser la colère du Seigneur ». Il y réaffirme que « c’est le Dieu terrible, le Dieu de justice, mais c’est en même temps le Dieu de paix et de bonté qui nous châtie, qui ne nous afflige que pour nous engager à retourner à lui dans la sincérité de nos cœurs ».
Puis au pire moment de la contagion, il cherche un culte d’intercession nouveau. En septembre 1720, il semble accepter de répondre à un souhait collectif qui est aussi celui des échevins, en organisant une cérémonie solennelle de recours. Il a appris qu’une « fille qui avait souvent des révélations » et qui n’était pas connue de lui venait de mourir quelques jours auparavant en prédisant « que pour faire cesser la contagion il faut faire une procession où toutes les chasses (reliquaires) de la Major et celles de Saint-Victor soient portées ; que dans le temps de la jonction des deux processions, la contagion cesserait et tous les malades guéris dès le soir ». L’évêque s’avoue embarrassé par pareille proposition mais il déclare : « Que ne ferois-je pas pour la délivrance de notre pauvre ville ? ». Il décide avec les échevins d’organiser la cérémonie. Il se heurte alors à un obstacle qu’il prévoyait : les moines de Saint-Victor, enfermés dans leur abbaye, posent une condition qu’il juge ne pouvoir accepter : que l’abbé célèbre en même temps que lui sur un autel à côté du sien. Les victorins ont sans doute saisi ce prétexte pour ne pas sortir de l’abbaye mais leur geste va provoquer la fin de leur congrégation bénédictine déclinante car ils achèvent de perdre l’appui des échevins qui le leur signifient par une lettre virulente. Le monastère sera sécularisé au cours des décennies suivantes et transformé en collégiale (église dotée d’un chapitre de chanoines).
L’évêque, qui est un ancien élève des jésuites et a été lui-même quelques années jésuite, semble avoir surtout hésité entre deux dévotions promues par la Compagnie de Jésus. Celle de Jean-François Régis (1597-1640), le premier et seul jésuite français alors béatifié (depuis 1716), qui était réputé avoir prié en faveur de pestiférés au cours de sa vie. Et un culte christique récent, celui du Sacré-Cœur de Jésus, encore très controversé, en particulier par les jansénistes qui le qualifient de « théologie musculaire ». Henri de Belsunce va avoir l’audace de lui consacrer son diocèse, ce qui est sans précédent.
L’historiographie a souligné le rôle que semble avoir tenu auprès de lui une religieuse mystique, sœur Anne-Madeleine Rémuzat (1696-1730), visitandine du premier monastère de la Visitation de Marseille. Nous n’en avons aucune preuve explicite mais cette influence paraît fort vraisemblable.
On citera en particulier ce texte d’Anne-Madeleine Rémuzat, dont ou soulignera la forte convergence avec les propos de l’évêque : « Ayant reçu ordre de ma supérieure de demander à Dieu qu’il me fît connoître par quel moyen il vouloit qu’on honorât le Sacré-Cœur, pour obtenir la cessation du fléau qui afflige cette ville (…) par la connoissance qu’il (le Christ) m’a donnée après la communion, j’ai compris que la miséricorde avoit eu plus de part que la justice au dessein qu’il s’étoit proposé en affligeant cette Ville de la contagion : qu’il vouloit purger l’Église de Marseille des erreurs dont elle étoit infectée, en lui ouvrant son Cœur adorable, comme la source de toute vérité ; qu’il demandoit une Fête solemnelle au jour qu’il s’est choisi lui-même, c’est-à-dire le lendemain de l’octave du St Sacrement, pour honorer son Sacré-Cœur, qu’en attendant qu’on lui rendît l’honneur qu’il demandoit, il falloit que chaque fidèle se dévouât par une prière au choix de l’évêque, à honorer selon le dessein de Dieu, le Cœur adorable de son fils ; que par ce moyen, ils seroient délivrés de la contagion et qu’enfin tous ceux qui s’adonneroient à cette dévotion ne manqueroient de secours, que lorsque ce Sacré-Cœur manquerait de puissance ».
Mgr de Belsunce décide d’organiser à l’occasion de la fête de tous les saints, le 1er novembre, une grande cérémonie expiatoire comprenant une procession, la célébration de la messe sur le Cours et la consécration de son diocèse au Sacré-Cœur. Il la prépare discrètement et se borne à en avertir le commandant de Langeron, chargé de la police urbaine. Il va traverser Marseille pieds nus, sans mitre et la corde au cou, comme l’avait fait saint Charles Borromée, pour montrer qu’il prend à sa charge tous les péchés de la ville pécheresse. Il met le diocèse sous la protection du Sacré-Cœur et « en réparation de tous les crimes qui ont attiré sur (la ville) la vengeance du Ciel », il établit la fête du Sacré-Cœur, qui sera célébrée « tous les ans, le premier vendredi qui suit immédiatement l’octave du Saint-Sacrement ». Le mistral souffle ce jour-là en rafales mais il se serait calmé le temps de la cérémonie, si l’on en croit du moins Mgr de Belsunce, qui tend à y voir un signe de Dieu. En fait la peste a déjà commencé à décroître et elle continue lentement de le faire les mois suivants.
Mais la nouveauté de cette consécration à un culte encore peu répandu est telle que nombre de témoins paraissent n’en avoir pas exactement compris le sens, à l’exception d’une minorité instruite qui a eu en main le texte du mandement épiscopal (la lettre pastorale). C’est le cas du fidèle intendant de l’évêque, Jean Goujon, qui de surcroît va confondre peu après dans son journal la fête du Sacré-Cœur avec celle du Saint-Nom de Jésus.
Lorsque la peste revient à nouveau en avril 1722. Mgr de Belsunce obtient des échevins que la ville elle-même (et pas seulement le diocèse) soit placée sous la protection du Sacré-Cœur : le 28 mai, les échevins font vœu d’assister à la messe du Sacré-Cœur et d’offrir un cierge de 4 livres portant les armes de la ville. Ils promettent de renouveler ce geste chaque année. Le Vœu des échevins sera dès lors célébré jusqu’à nos jours, à l’exception de quelques années de la Révolution et du début du XIXe siècle, dans les monastères successifs de la Visitation, jusqu’à la fermeture du dernier en 1986. Il a depuis pour cadre la basilique du Sacré-Cœur du Prado. Le texte de la consécration qui est lu chaque année par l’archevêque est une version modernisée de celui composé par Mgr de Belsunce.
Après la peste, Mgr de Belsunce aida à la fondation entre 1729 et 1732 par deux prêtres marseillais, les abbés Denis Truilhard (1689-1743) et Boniface Dandrade (1704-1761), de la société diocésaine des prêtres du Sacré-Cœur, qui fut le premier institut de la catholicité placé sous ce vocable. L’évêque consacra le 23 octobre 1738 son église sous le titre du Sacré-Cœur de Jésus – la pierre de consécration soulignait qu’il s’agissait de la première église de la terre entière sous ce patronage. Elle se trouvait dans la Bourgade, le faubourg de la Porte d’Aix, rue du Bon-Pasteur et a été rasée pendant la Révolution. Cet institut séculier qui se situait ouvertement dans la mouvance des jésuites allait mettre au point dans les décennies suivantes cette spécificité marseillaise que sera l’œuvre de jeunesse, qui associe la chapelle et l’enclos, terrain de récréations, offrant à un petit groupe d’adolescents une formation spirituelle et morale à travers des activités communes, religieuses mais aussi ludiques (jeux collectifs) et plus largement des activités de sociabilité. Les pères du Sacré-Cœur seront l’âme de la résistance clandestine à Marseille pendant la Terreur, aidés sans doute par d’anciens membres de leurs œuvres. L’un d’entre eux devenu prêtre, l’abbé Jean-Joseph Allemand, créera en 1799 l’Œuvre de jeunesse qui porte son nom, la plus ancienne de France.
Néanmoins Marseille va perdre au cours du XIXe siècle son avance dans la promotion d’un culte qui allait considérablement se diffuser à travers la catholicité. Une église votive consacrée au Sacré-Cœur aurait dû être construite pour le centenaire de la peste à l’emplacement de celle de Saint-Ferréol, détruite à la Révolution, sur l’actuelle place Félix-Barret. Sa première pierre fut posée le 29 juin 1821 mais elle ne fut suivie d’aucune autre. Elle aurait pourtant manifesté la précocité marseillaise de ce culte christique et aurait fait explicitement de Marseille la ville du Sacré-Cœur.
Mgr Charles-Fortuné de Mazenod accepta la reconstitution en 1825 de la société des Prêtres du Sacré-Cœur. Mais ils peinaient à reprendre la vie commune et l’évêque supprima la société en 1831. Son neveu et successeur Eugène de Mazenod se soucia surtout de dévotion mariale. Marseille n’eut pas la chance de voir naître au XIXe siècle une grande congrégation capable de prendre en compte l’enrichissement des aspects théologiques et pastoraux du culte du Sacré-Cœur. L’époque contemporaine mettra fortement l’accent sur l’amour de Dieu pour les hommes et sur l’action de la miséricorde divine dans le salut individuel, à travers les consécrations personnelles des fidèles au Cœur sacré de Jésus. Les deux petits instituts féminins contemplatifs créés dans la ville sous ce vocable, les Victimes du Sacré-Cœur et les Filles du Cœur de Jésus (monastère de la Serviane), ont insisté au contraire sur le caractère pénitentiel voire expiatoire du culte au Sacré-Cœur, le premier en particulier.
Néanmoins la procession générale du Sacré-Cœur, qui clôturait l’octave de la Fête-Dieu, sera célébrée par une immense procession à travers le centre-ville, dont les façades des maisons étaient décorées à cette occasion par les habitants riverains, jusqu’au début de la IIIe République. Elle fut alors interdite par les municipalités anticléricales.
Mgr Joseph Fabre (1844-1923), le seul évêque du XXe siècle marseillais à être né dans le diocèse, à La Ciotat, fait vœu pendant la Première Guerre, au nom des catholiques de Marseille, « pour obtenir la victoire, d’ériger une basilique au Sacré-Cœur qui a déjà sauvé nos ancêtres de la peste ». Dès lors, la future église marseillaise, dont l’édification va commencer à l’occasion du bicentenaire de la peste en bordure de l’avenue du Prado, devra à la fois commémorer la consécration par Mgr de Belsunce du diocèse et de la ville pestiférée au Sacré-Cœur, servir de mémorial des soldats morts pendant la guerre et avoir une fonction paroissiale. Elle sera consacrée, bien qu’inachevée, en 1947.
Le souvenir de la peste est évoqué par les vitraux, qui relatent les étapes de l’histoire du culte du Sacré-Cœur, ainsi que par la mosaïque de l’abside, qui illustre la consécration le 1er novembre 1720 du diocèse au Sacré-Cœur. Leurs cartons sont dus au Marseillais Henry Pinta (1856-1944), Grand Prix de Rome en 1884, qui avait décoré à lui seul la moitié des chapelles latérales du Sacré-Cœur de Montmartre et était père de deux « morts au Champ d’honneur ».
Lors de la messe du Vœu, le premier échevin puis le maire a offert le cierge aux armes de la ville jusqu’au début de la IIIe République. La municipalité républicaine Maglione a alors refusé d’assister à la cérémonie et de fournir le cierge. Depuis 1878, c’est le président de la Chambre de commerce ou son représentant qui l’offre. Cette année, pendant la période de confinement provoquée par la pandémie de Covid-19, l’archevêque de Marseille, Mgr Jean-Marc Aveline, a anticipé le tricentenaire de la consécration du diocèse au Sacré-Cœur et l’a solennellement renouvelée le jour des Rameaux, dans le porche de Notre-Dame de la Garde. Il a repris ainsi la pratique des messes célébrées « dans le tambour de la porte de l’église » par son illustre prédécesseur pendant la contagion de 1720.
Régis Bertrand
Aix-Marseille Univ, CNRS,
UMR 7303 TELEMMe,
Aix-en-Provence, France
Bibliographie sommaire
BERTRAND Régis, Le Christ des Marseillais. Histoire et patrimoine des chrétiens de Marseille, Marseille, La Thune, 2008.
ELLUL Jean-Pierre, BERTRAND Frédérique, BERTRAND Régis, EISENLOHR Michel, LAUGIER Emmanuel, La basilique du Sacré-Cœur du Prado à Marseille, Marseille, Assoc. Amis du Sacré-Cœur, 2007.