« Critique de la raison sourde »
Lorsque François Pinault, une des plus grandes fortunes françaises, déclare dans un entretien au magazine M du journal Le Monde que « le président Macon ne comprend pas les petites gens » en ajoutant : « J’ai peur qu’il mène la France vers un système qui oublie les plus modestes » (1), on ne peut que s’étonner de ce soudain intérêt pour les « petites gens ». Ses démêlées avec le fisc pour des montages financiers litigieux lui évitant de payer l’impôt sur la fortune qui est un des outils de redistribution au service des « petites gens » ne nous avaient pas habitués à une telle empathie pour ses concitoyens les moins fortunés.
Mais, bien au delà de la polémique, de tels propos illustrent ce mal qui mine nos sociétés et que Maurice Bellet appelle « la raison sourde ». Dans son ouvrage intitulé « Critique de la raison sourde » qui constitue en quelque sorte son « discours de la méthode », il dénonce une pensée qui « n’entend pas : c’est à dire qui se veut close sur elle-même, fermée sur ses principes, hostile à l’étranger ». Une pensée n’est vivante que dans la mesure où elle pratique l’hospitalité qu’il définit ainsi : « Ce n’est pas la prétention, en acceptant toute pensée qui se propose, de l’intégrer à la mienne. L’hospitalité de la pensée est, pour qui la pratique, exode : le champ s’élargit, éclate, ouvre sur l’étranger, défait l’idée qu’on pourrait tout tenir en la main pensante » (2).
Si la critique des systèmes de pensée totalitaires qui ont ensanglanté le XXe siècle est aujourd’hui communément admise, l’autisme d’une pensée fermée à l’autre se réfugie dans ce qu’on appelle les « expertises » qui permettaient à Alain Minc de se définir, il y a une dizaine d’années, comme gardien du « cercle de la raison », hors duquel il ne pouvait y avoir qu’insignifiance.
L’autre façon de se fermer à l’ouverture à l’autre est de se transformer en touriste : « Le paradoxe essentiel de notre culture c’est qu’en ayant l’ambition de tout connaître et de tout comprendre, son extrême respect de l’autre et du différent est seulement un chapitre de notre science ; voire plus médiocrement de notre curiosité de touristes et de nos envies de consommation. On veut garder Louksor et le Parthénon ; mais on n’y va plus avec des sacrifices, on y va avec son appareil de photo » (3).
Il nous faut lutter contre cette « surdité » de la raison à la parole de l’autre. Cela dépasse largement la tolérance courtoise et la curiosité touristique. C’est savoir penser et agir dans le monde en sachant que « la pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs devient la pierre d’angle » (4).
Bernard Ginisty
- M, le magazine du journal Le Monde du 22 juin 2018.
- Maurice BELLET, Critique de la raison sourde, éd. Desclée de Brouwer, 1992, p. 201-202.
- Maurice BELLET, La chose la plus étrange, éd. Desclée de Brouwer 1999, p. 20
- Évangile de Matthieu, 21, 44.