Le système art-science-politique-amour
L’Europe vit actuellement une de ses crises majeures. Elle est face à un choix qu’elle ne peut plus éluder : se réduit-elle à un super marché où chacun essaie de tirer pour soi le meilleur profit ou bien veut-elle créer un nouvel espace de citoyenneté et de solidarité entre des peuples dont l’horizon s’est trop longtemps confondu avec l’État Nation ?
La lecture des nombreux articles de presse sur ce sujet conduit à se demander si le destin des institutions n’est pas de finir en vaches sacrées suscitant des débats sans fin entre ceux qui les vénèrent et ceux qui les exècrent, en oubliant l’élan créateur qui a les a fondées. Combien d’entre elles, créées dans la ferveur militante, spirituelle, révolutionnaire, poétique ont fini en prébendes pour notables ?
Toute crise suscite mesures d’urgence et bricolages institutionnels pour parer au plus pressé. Mais elle appelle surtout à un changement de regard sur ce qui nous paraissait comme évidence. S’il y a des langues de bois, il y a aussi des lectures de bois qui refusent l’inattendu, la surprise, tout ce qui pourrait faire bouger nos répartitions du monde entre vérité et erreur, bien et mal. Nous passons trop souvent notre vie à nous laisser piéger par des questions que nous considérons comme évidentes alors qu’elles ne sont que le symptôme de notre incapacité à rester éveillé.
Les nécessaires mesures d’urgence se réduiront à des médications très provisoires si elles font l’impasse sur le travail philosophique et spirituel qui peut seul nous éviter de radoter indéfiniment dans les débats stériles ou éculés et de mourir ancien combattant de nos propres dogmes ou notable décoré d’organisations arthritiques.
Les institutions politiques, religieuses, économiques, universitaires déclinent si elles oublient la nécessité permanente d’un travail de transformation de la conscience et du regard qui est le cœur de toute authentique démarche philosophique et spirituelle.
Ce qui a mené le Christ à sa jeune mort, c’est d’avoir interrogé les institutions religieuses de son temps au nom des valeurs qu’elles prétendaient incarner. La révolution chrétienne a été ensuite qualifiée d’athéisme par les fonctionnaires des dieux de l’Empire romain. Comme tant d’autres, elle s’est institutionnalisée et doit constamment se livrer à un travail de réforme pour ouvrir à nouveau des chemins de vérité.
Le philosophe Alain Badiou définit ainsi ce travail de vérité : « Le monde contemporain est ainsi doublement hostile aux processus de vérité. Le symptôme de cette hostilité se fait par des recouvrements nominaux : là où devrait se tenir le nom d’une procédure de vérité, vient un autre nom, qui le refoule. Le nom culture vient oblitérer celui de l’art. Le mot technique oblitère le mot science. Le mot gestion oblitère le mot politique. Le mot sexualité oblitère le mot amour. Le système culture-technique-gestion-sexualité, qui a l’immense mérite d’être homogène au marché, et dont tous les termes, du reste, désignent une rubrique de la présentation marchande, est le recouvrement nominal moderne du système art-science-politique-amour, lequel identifie typologiquement les procédures de vérité » 1.
Le projet européen aura un avenir s’il ne se réduit pas aux mécanismes du marché, mais s’ancre dans ce qu’Alain Badiou appelle « le système art-science-politique-amour ».
Bernard Ginisty
Chronique diffusée sur RCF Saône & Loire le 22.05.10
1 - Alain BADIOU : Saint Paul. La fondation de l’universalisme Presses Universitaires de France, 1999, p. 12-13