La Nature dans la Bible : une sacrée nature !
Écrire un article sur le mot nature dans la Bible pour un dossier sur la loi naturelle paraît évident.
Mais cette évidence n’est pas évidente à l’usage car on s’aperçoit très vite que dans la Bible de Jérusalem le mot nature n’apparaît jamais dans l’Ancien Testament traduit de l’hébreu et qu’il n’y a que 17 occurrences de ce mot dans la traduction de la Bible en grec, dont 9 dans l’Ancien Testament (8 fois en Sagesse et une fois dans Esther) et 8 dans le Nouveau : Épîtres de Paul (5 occurrences), de Pierre (2) et de Jude (1).
Dans ces conditions une étude n’offre que peu d’intérêt, sauf à gloser sur le fameux passage de Romains 1 sur la colère de Dieu qui livre les hommes à des passions avilissantes, car leurs femmes ont échangé de rapports naturels pour des rapports contre nature ; pareillement les hommes, délaissant l’usage naturel de la femme, ont brûlé de désir les uns pour les autres, perpétrant l’infamie d’homme à homme et recevant en leurs personnes l’inévitable salaire de leur égarement (26-27)… ou sur 1Corinthiens 11,14 : La nature elle-même ne vous enseigne-t-elle pas que c'est une honte pour l'homme de porter les cheveux longs ?...
Je vous propose donc que nous parlions de la nature dans un texte où elle n’apparaît pas explicitement, ce qui donne un intérêt supplémentaire à la recherche !
Il s’agit du chapitre 1er du livre de la Genèse et plus précisément de ce qu’on appelle le Premier récit de la Création.
Je vous rappelle qu’il y a dans la Genèse deux descriptions de la création par Dieu de l’être humain et de l’univers : la première au chapitre 1er, la deuxième au chapitre 2e ! Chacun de ces récits correspond à une tradition, c’est-à-dire à une façon de réfléchir au rapport entre Dieu et sa création. On dit quelquefois qu’il y a deux récits différents de la Création, mais je préfère avancer l’hypothèse que ces deux récits sont en fait complémentaires, qu’ils sont deux lectures faites par l’homme d’une même réalité : l’apparition de l’être humain sur Terre. C’est aussi, semble-t-il, l’avis des lecteurs juifs, qui parlent en général DU récit de la Création.
Dieu crée
Le 1er récit commence en Genèse 1,1 par le fameux : Dans un commencement Élohim créa les (deux) cieux et la terre.
On n’entrera pas dans le débat sur la création ex nihilo 1, mais il semble que la création décrite ici ne l’est pas, puisqu’il y est question d’un tohu-bohu, en hébreu tohou vavohou, préexistant : on peut traduire par la terre était tohu-bohu, cette expression étant passée dans le langage courant. Mais – hélas ! – la Bible de Jérusalem traduit par la terre était vide et vague, alors que Chouraqui – évidemment ! – garde le tohu et bohu.
Y aurait-il un semblant de nature préexistante, une espèce de chaos originel plus ou moins indifférencié, dans lequel Dieu mettrait de l’ordre pour créer, en séparant ?
Peut-être bien qu’oui ! En effet, il est curieux de constater que la valeur de l’expression hébraïque tohou vavohou est 52 2, celle de Élohim, le nom de Dieu dans ce récit de la Création… et on pourrait imaginer qu’une tradition a « créé » ces monstres à partir du récit d’une création « ratée par Dieu ». Rien ne dit qu’ils ont été exterminés et il n’est pas absurde de penser qu’ils sont restés partie intégrante de la Terre, quand on voit comment cette Terre fonctionne à certaines époques.
On notera aussi qu’existent déjà la ténèbre, l’abîme, le vent et les eaux… On est donc en présence d’une espèce de pré-nature naissante dont l’origine n’est pas précisée.
Suivent les enchaînements des vayomer Élohim, les fameux Élohim dit et des Élohim vit que cela était bon… et le non moins fameux décompte des jours avec le refrain il y eut un soir, il y eut un matin, car pour les hébreux et maintenant les juifs les jours commencent le soir.
Dieu crée la lumière puis continue sa création en séparant : le ciel et la terre, les eaux et la terre, les luminaires du jour et ceux de la nuit, les animaux de l’eau et les animaux de l’air…
Dieu a horreur de la fusion, comme je le remarquais récemment dans l’article L’acte sexuel, brasure divine, où la liberté de l’être humain apparaissait clairement : Dieu refuse de tout faire tout seul et a décidé une fois pour toutes que la création, dès quelle existerait, participerait à la Création à venir !
On pourrait donc écrire que…
Dieu sous-traite une partie de la Création
Avez-vous remarqué que Dieu « ne fait pas tout » et qu’il « sous-traite » une partie de la création ? Le texte est clair sur ce point ; Dieu dit : « que les eaux s’amassent… que la terre verdisse de verdure… »
Dieu a confiance en la nature… Mais tout le monde sait que faire confiance c’est prendre des risques et le texte hébreu en apporte immédiatement la preuve (que la quasi totalité des traductions françaises ne voient pas ou ne veulent pas voir) : la nature désobéit ou – laissons lui le bénéfice du doute ! – ne comprend pas exactement ce qu’Élohim lui demande.
Lisons donc Genèse 1,11-12 dans l’excellente traduction de Chouraqui : Élohîms dit « La terre gazonnera du gazon, herbe semant semence, arbre-fruit faisant fruit pour son espèce, dont la semence est en lui sur la terre. » Et c’est ainsi.
Eh non ! Malheureusement, ce n’est pas ainsi que les choses se passent, comme on le lit tout de suite après : La terre fait sortir le gazon, herbe semant semence, pour son espèce et arbre faisant fruit, dont la semence est en lui, pour son espèce.
Pourtant le texte a affirmé : et c’est ainsi et ajoute : Élohîms voit : quel bien ! Peut-être faites-vous comme Lui, amis lecteurs, et ne voyez pas où le bât blesse.
La bonté de Dieu n’a pas de bornes, et Il semble très satisfait de cette œuvre… et vous aussi peut-être.
Mais lisons avec attention la traduction très fidèle de Chouraqui : le texte nous dit bien que Dieu demandait à la terre de faire « arbre-fruit faisant fruit » et que la terre a donné « arbre faisant fruit » ; un arbre « tout court », un bête arbre fruitier, quoi !
Aucun autre traducteur 3 n’a osé évoquer les « arbres-fruits » demandés par Dieu, car pour un traducteur très savant il est évident que cela est idiot. Eh bien, le plus idiot des deux n’est pas Dieu et je pense que malheureusement ces « traducteurs » n’ont en fait jamais vu cette fulgurance du texte hébreu !
Que penser de cela ? Que la nature commence son œuvre de création, ou plutôt d’à-peu-près… sa collaboration à l’œuvre d’Élohim, à sa demande, mais avec ce quelle est : une création de Dieu et non pas Dieu Lui-même.
Dieu fait confiance à sa création, à la nature, et lui laisse – déjà – sa liberté. Et Il va aller jusqu’au bout en disant (Genèse 1,26) :
« Faisons être humain à notre image… »
On a beaucoup cogité depuis des siècles sur ce « faisons » prononcé par Élohim et beaucoup de savants ont donné leur avis sur cette « anomalie ». Pour le vérifier il suffit de lire les notes des bibles catholiques ou de la TOB, nouvelle ou pas.
Comme nous commençons à nous connaître, amis lecteurs, et que vous m’avez déjà manifesté votre confiance malgré mes commentaires quelquefois un tantinet hurluberlus, je vous propose que nous fassions une folie en ce moment fondamental – au sens étymologique du terme – du récit de Genèse 1 !
Nous sommes en Genèse 1,26 et nous lisons : Élohim dit : « faisons être humain à notre image, comme notre ressemblance ». Notez que le mot que je traduis par être humain (’adam) n’est pas précédé d’un article défini.
Pour avancer dans notre réflexion, nous devons remarquer que dans le récit de Genèse 1 :
- les verbes régis par le mot pluriel Élohim sont à la troisième personne du singulier : Élohim dit, Élohim fit, Élohim vit, etc. ;
- à certains moments Élohim ordonne à la création d’évoluer elle-même : que la terre verdisse, que les eaux s’amassent…
Or, dans le verset Genèse 1,26, celui de la création de l’être humain, on remarque que :
- le verbe marquant la création est à la première personne du pluriel : nous ferons être humain à notre image, comme notre ressemblance.
Ce verset est donc complètement différent, car :
- le verbe gouverné par le nom d’Élohim est subitement
au pluriel et non plus au singulier comme c’était le cas depuis le début du texte.
- après ce verset il n’y a plus d’ordre donné par Élohim à la création préexistante à laquelle il ordonnait d’évoluer toute seule après avoir
été créée par Lui (que les eaux – déjà créées – grouillent, par exemple).
Pour la première de ces remarques, on a imaginé des interprétations diverses :
- Élohim, est un mot pluriel en hébreu et il est normal que le verbe le soit
aussi. Le problème de cette interprétation est que – partout ailleurs et comme on l’a dit – le mot Élohim est utilisé avec un verbe au singulier.
- Dieu est – déjà – trinitaire au moment de la création, pensaient saint Hilaire et saint Augustin : « nous trouvons : ‘Dieu dit : faisons l’homme à notre image et à
notre ressemblance’ pour insinuer la pluralité des personnes, Père, Fils et Saint-Esprit. »
Peut-être, mais cela ne tient pas vraiment compte du fait que tout de suite après, Élohim (qui, on l’a vu, est un nom au pluriel ) crée (verbe au singulier, comme partout ailleurs) l’être humain (cette fois avec un article défini) à son (adjectif possessif au singulier ) image.
Le texte nous alerte en insistant lourdement : Élohim créa l’être humain à son image, à l’image d’Élohim il le créa. Aucun doute n’est possible : l’être humain est à l’image de Dieu et plutôt deux fois qu’une ! Mais pas à sa ressemblance…
… Contrairement à ce que semblent penser Hilaire et Augustin, qui oublient au passage une « petite » chose : Élohim n’a pas satisfait sa propre volonté qu’il avait définie ainsi : créer être humain…
« Comme à notre ressemblance… »
Mais où est donc est passée la ressemblance ? Qu’en font les auteurs des explications ci-dessus qui la mettent dans le même sac que l’image alors que ce sont pourtant deux mots très différents – image est tselem ; ressemblance est demout – et qu’il ne peut pas s’agir d’un oubli ?
Je vous propose maintenant ma vision des choses, amis lecteurs, en vous signalant au passage que vous ne la trouverez actuellement nulle part, sauf erreur de ma part !
La ressemblance de dame Nature
Il ne me paraît pas interdit de penser que « nous ferons » – à la première personne du pluriel – indique que l’être humain est créé simultanément
- par DIEU – à Son image (comme il est dit par deux fois dans le texte) et seulement à Son image – en tant qu’être humain « distinct et délimité » 4, individu unique (avec un article défini), c’est-à-dire en tant que personne 5.
ET
- par la CRÉATION préexistante, c’est-à-dire par la NATURE – à sa ressemblance – en tant qu’élément du genre humain.
Dieu s’adresse donc à la nature – dont a priori le tohu-bohu primitif fait toujours partie – et l’invite à collaborer à la confection du genre humain (en hébreu : ’adam, sans article) : « faisons être humain ».
La Bible étant un ouvrage cohérent, il n’est pas surprenant de retrouver dans le Second récit de la Création, avec des mots différents, cette double nature de l’être humain : Alors le Seigneur Dieu modela l'être humain avec la glaise du sol (la nature), il insuffla dans ses narines une haleine de vie (divine) et l'homme devint un être vivant. (Genèse 2,7)
En Genèse 1,27 l’homme est ’adam, c’est-à-dire en même temps
- image – en hébreu tselem – de Dieu,
- et tiré de la glaise – en hébreu ’adamah – et donc à la ressemblance – en hébreu demot – de la
nature !
La glaise du sol est bien ce qu’on appelle communément la pâte humaine, indifférenciée ; l’haleine de vie est ce qui différencie fondamentalement chaque être humain d’un autre, ce qui en fait un individu unique.
L’être humain est donc – par nature, si j’ose dire ! – à la fois poussière du sol et souffle de Dieu, mélange indissociable de naturel et de spirituel.
Petit appendice
Si, de plus, on remarque qu’en guematria classique Dieu – ’élohiym – et la nature – hatéva’’ 6 – ont la même valeur – 86 – on peut aller jusqu'à affirmer que l’être spirituel – de Dieu – et l’être naturel – de la poussière du sol – sont bien égaux dans l’homme, puisque Dieu et la nature sont à égalité dans cet acte de création
Il est curieux – et amusant ! – de noter que Freud, par un lapsus calami – révélateur ? volontaire ? – a ‘réinventé’ cette égalité de guematria quand, voulant citer Shakespeare (in Henri IV ) : « Tu dois une mort à Dieu », il a écrit (in L’interprétation des rêves) : « Tu dois une mort à la Nature ».
Cette hypothèse sur la participation de la Nature à la création montre que Dieu a ‘accouché’ d’un monde libre : dès le début de la Genèse, la nature n’en fait qu’à sa tête et ne donne pas exactement ce que Dieu souhaitait puisque les arbres ne sont pas fruits, mais se contentent d’en faire.
Dieu – comme il l’a voulu – ne maîtrise plus totalement la nature végétale ; comment pourrait-il maîtriser l’homme ?
Est constamment présente dans la pensée juive la notion d’un recul, d’un retrait (en hébreu moderne : tsimtsoum) de Dieu par rapport sa Création, d’une certaine impuissance de Dieu qu’il aurait lui-même décidée. Dieu aurait-il créé un monde qui devient indépendant de lui ou, en d’autres termes : Dieu, que beaucoup d’êtres humains estiment Tout-Puissant, pouvait-il créer un monde d’où il se serait retiré et où il ne pourrait pas agir ?
Alors, on comprendrait peut-être pourquoi Dieu n’a pas empêché l’intervention du serpent au Jardin des Délices… : il ne pouvait (ni ne voulait ?) intervenir contre les appels du tohu-bohu primitif à ses propres créatures…
L’homme que je suis en sait quelque chose.
Mais, dans ces conditions, Dieu pouvait-il quelque chose pour l’homme et la femme, pour les aider à vaincre leur désir après la visite du serpent (Genèse 3,6-7)… et devait-il les punir, comme on nous le raconte depuis des siècles ?
Nous en reparlerons peut-être un jour…
René Guyon
1 – ex nihilo signifie à partir de rien ; cette théorie est contraire à
l’hypothèse que j’évoque dans la suite de l’article.
2 - Pour la valeur des mots dans la Bible, cf. l’article Déchiffrons les lettres hébraïques.
3 – Au risque de vous paraître extrêmement prétentieux, amis lecteurs, je dois vous « avouer » que j’avais vu cette nuance du texte hébreu avant de découvrir la traduction de
ce verset dans Chouraqui…
4 – C’est la définition de l’individu donnée par le Grand Usuel Larousse.
5 – Il est peut-être utile de rappeler qu’une personne est humaine par nature et que la précision « personne humaine » est un pléonasme…
6 – teva’’ est un mot de l’hébreu
moderne – inconnu dans la Bible – qui est issu de la racine tv’’ de l’hébreu biblique, qui signifie imprimer, graver.