Qu’est-ce qu'un acte " contre-nature " ?

Publié le par G&S

L'expression " contre-nature " est différemment comprise selon qu'on se place dans le vocabulaire ordinaire ou dans la langue ecclésiastique. Dans les deux cas, cependant, elle relève du registre sexuel. Dans le langage courant, elle est généralement associée au vice contre-nature, qui désigne selon Littré la pédérastie (mot dont le sens a lui-même évolué depuis la seconde moitié du XIXe s.). Le Centre national de ressources textuelles et lexicales (sur site depuis 2008), plus abondant et moins précis, s'attarde à des textes paradoxaux, mais définit finalement contre-nature comme l'état qui est contraire à l'état de nature, ce qui, à travers cette sorte de truisme, nous replace dans le sujet de la Loi naturelle.

 

La question numéro un reste de savoir – vieux débat – ce qui est naturel et ce qui est culturel, étant bien entendu que la culture donnée dans une société donnée à un moment donné engendre comme une " seconde nature ".

En théologie morale, depuis le XIIIe siècle l'expression contre-nature est utilisée pour désigner un acte sexuel non ordonné à la génération 1, c'est-à-dire lorsque la semence masculine est répandue extra vas (hors du vagin de la femme). Il inclut le coïtus interruptus, y compris dans le cadre du couple conjugal (au même titre que les autres moyens contraceptifs), mais aussi la masturbation, la sodomie et la bestialité, c'est-à-dire toutes les pratiques où l'on évite l'insémination reproductive.

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les confesseurs restent dans la même logique quand ils se préoccupent de la position adoptée au moment de l'accouplement. Certaines sont considérées comme peccamineuses parce que potentiellement infécondes. La bonne position, conforme à la morale familiale de l'Église, était celle dite du missionnaire (i.e. : prêchée par eux), lorsque la femme est sur le dos, sous l'homme, permettant ainsi au mieux l'insémination et respectant donc la finalité reproductive de l'acte. En outre, cette position privilégiée aux fins conceptionnelles, a parfois été présentée comme ayant une autre signification anthropologique, strictement conforme aux normes machistes du temps. Alors qu'on pensait que du côté de la barbe est la toute puissance, il était pour certains – clercs comme laïcs – indécent, au sens étymologique (« il ne convient pas »), que la femelle dominât le mâle, fût-ce de façon symbolique. Quant aux positions latérales, elles risquaient de diminuer les chances d'une rétention de la semence et sans être formellement écartées étaient déconseillées, sauf nécessité physique : corpulence des partenaires, grossesse de la femme, etc. Ce raisonnement n'a pas été propre à la pensée cléricale : on le trouve chez Avicenne (980-1037), dans son Kitab Al Qanûn fi Al-Tibb (le livre des lois médicales) rapporté en Occident par les Croisés.

Tout cela relèverait pour les théologiens moralistes du droit naturel instauré par Dieu. Donc, en violant cet ordre de l'usage générateur de la sexualité, enseigné à tous les animaux, on offense Dieu lui-même. Notons pourtant que la position à la missionnaire, pratiquée par les humains sous peine d'être accusés de se comporter comme des bêtes brutes et donnée comme naturelle, n'est pratiquement jamais utilisée par les animaux, exceptés les bonobos et les dauphins… Saint Thomas, se référant à saint Augustin, note : « La fin que recherche la nature par l'accouplement, c'est l'enfant qui doit être procréé et élevé, et afin que ce bien soit recherché, l'accouplement est accompagné de plaisir. Par conséquent, celui qui use de l'accouplement pour le plaisir qu'il procure sans l'ordonner au but de la nature agit contre la nature. » C.Q.F.D.

Dans ce genre d'obsession, certains théologiens ont pu aller très loin, dépassant les bornes de ce que nous   considérerions comme contre-nature. Ainsi le bénédictin Pierre Milhard, dans saGrande guide des curés… (Lyon, 1618) considère la sodomie « plus détestable et grave que ne serait de connaître sa propre mère ». L’inceste lui apparaîtrait donc comme moins contraire à la nature, à condition de ne pas user d'un procédé empêchant l'émission intra vas. Il faut noter que cet avis n'est guère suivi par ses collègues et que son livre a été censuré en novembre 1619 par la Faculté de théologie de Paris pour propositions « fausses, erronées, scandaleuses, qui offensent les oreilles chrétiennes et pieuses et sont périlleuses en la foy… ».

Mais si la fertilité potentielle du coït est la condition de sa licéité, que dire des rapports pendant la grossesse ou entre époux rendus stériles par l'âge ou la maladie ? L'argument péremptoire en faveur de ces rapports, c'est que fertile ou non la semence est bien répandue dans le vagin. Et puis, il y a d'autres facteurs qui relèvent de la relation personnelle entre les époux. Ici l'Église s'est comportée de façon pragmatique et raisonnable. D'après ses propres références, en particulier le Catéchisme du Concile de Trente (1566), si le premier bien du mariage est constitué par les enfants, la progéniture ne représente que le second motif de se marier. Celui qui prime chez les candidats au mariage c'est la relation interpersonnelle précisément, assez joliment dite par ce Catéchisme. Elle se fonde, en effet, sur « l'instinct des deux sexes qui fait qu'ils désirent naturellement d'être unis dans l'espérance du secours qu'ils attendent l'un de l'autre […] afin de se soutenir dans les faiblesses et les infirmités de la vieillesse ». C'est pourquoi un curé janséniste de la région parisienne, au XVIIe s., qui refusait obstinément le droit de se marier à deux vieillards parce que le couple resterait forcément stérile, fut contraint par son évêque de célébrer les noces désirées.

La méfiance persistante de l'Église vis-à-vis de la contraception s'alimente sans doute encore à cette idée qu'elle est contre-nature et qu'en « privant un enfant de vie », en l'empêchant de naître, on commet au minimum un péché contre la charité, sinon un véritable homicide.

Pourtant, quelques théologiens moralistes ont admis que l'utilisation de procédés contraceptifs, dans des cas de relations extraconjugales, fornication entre deux personnes libres ou adultère, pouvait être un moindre mal, dans la mesure où au péché de chair on n'ajoutait pas la faute sociale d'engendrer un être marginal ou pire le risque d'introduire des enfants illégitimes dans une succession patrimoniale.

Mais on se situe là dans la complexité des relations humaines et non plus dans le strict cadre de la simple nature.

Marcel Bernos

1 – L'étude ancienne mais toujours pertinente de J.T. Noonan, Contraception et mariage, évolution ou contradiction dans la pensée chrétienne, Paris, Cerf, 1969, 722 p. a été notre principale source.

 

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