Construction Européenne cherche grand architecte
Les récentes difficultés financières de plusieurs pays de la zone euro conduisent à développer des réflexes de replis nationalistes et plus généralement l’europessimisme. On ne veut plus payer pour des pays laxistes qui laissent filer leurs déficits. Cette mauvaise humeur traduit deux problèmes de fond que la Communauté européenne doit affronter : une interrogation croissante sur le sens du vivre ensemble européen et la difficulté de faire naître la conscience d’une citoyenneté européenne.
Sur la crise du sens, Jacques Delors s’exprimait ainsi il y a quelques années : « Aujourd’hui, l’Europe ressemble à un ménage qui vient d’acheter un appartement dans une maison. Il a ajouté deux, trois pièces, mais il n’y a pas d’architecte qui pense l’ensemble et réponde à la question centrale : pourquoi voulons-nous vivre et agir ensemble ». Quant’ à l’identité, le philosophe Allemand Jürgen Habermas écrit : « Le processus d’unification bute aujourd’hui sur l’absence d’une identité européenne. Les problèmes que nous avons à résoudre aujourd’hui sont des problèmes politiques et l’on ne s’en débarrassera pas en se contentant d’espérer une intégration indirecte générée par des impératifs fonctionnels liées à l’unification des marchés et au jeu des décisions cumulées » 1
Au moment où le citoyen européen perçoit le poids des solidarités concrètes qu’entraînent les différents plans de « sauvetage » de certains pays de la communauté, il ne peut y souscrire qu’à partir d’un acte de responsabilité citoyenne qui ne découle pas automatiquement du jeu des marchés et des décisions technocratiques ou administratives mais d’une prise de conscience d’une interdépendance et d’une solidarité plus vaste.
La construction européenne est l’apprentissage d’un rapport au politique comme pouvoir de régulation et non plus comme source d’identité. Comme l’écrit Jeremy Rifkin, « l’union européenne est la première expérience d’institution gouvernementale dans un monde qui renonce progressivement au niveau géographique pour accéder à la sphère planétaire. Elle ne régit pas des relations de propriété au sein des territoires, elle gère bien davantage une activité humaine incessante et constamment mouvante dans des réseaux mondiaux » 2. Une telle mutation n’est possible que si se met en place un travail d’évolution des consciences vers une responsabilité citoyenne planétaire.
C’est peut-être là le sens profond de la construction européenne : être un laboratoire vers des formes de gouvernance polycentrique qui nous désapprend peu à peu à nous laisser définir par le seul cadre de l’État-Nation. C’est ce qu’écrivait avec beaucoup de lucidité Jean Monnet, un des « pères de l’Europe » : « Ai-je assez fait comprendre que la Communauté que nous avons créée n’a pas sa fin en elle-même ? Elle est un processus de transformation qui continue celui dont nos formes de vie nationales sont issues. (…) Les nations souveraines du passé ne sont plus le cadre où peuvent se résoudre les problèmes du présent. Et la Communauté elle-même n’est qu’une étape vers les formes d’organisation du monde de demain. » 3
Bernard Ginisty
1 – Jürgen Habermas : Sur l’Europe. Éditions Bayard, 2006, page 19.
2 – Jeremy Rifkin : Le rêve européen ou comment l’Europe se substitue peu à peu à l’Amérique dans notre imaginaire. Éditions Fayard 2005, page 288.
3 – Jean Monnet : Mémoires. Tome 2. Éditions Fayard 1976 – Le livre de poche n°5183, page 794.