Chaque âge a sa grâce
De l’enfant ouvert au mystère jusqu’à la voie de l’intériorité du sexagénaire,
en passant par la quête de sens de l’adolescent,
chaque moment de la vie exprime une attente particulière de spiritualité
ENTRETIEN avec Jacques Gauthier, Essayiste et poète 1
Y a-t-il des étapes particulières dans la vie spirituelle liées aux âges de la vie ?
Jacques Gauthier : Je ne parlerais pas d’étapes, ce qu’on aimait faire auparavant lorsqu’on distinguait différents degrés – purification, union ou échelle de la perfection… D’autant que parler de « vie spirituelle », c’est pour moi une tautologie, car la vie est spirituelle de par notre existence.
Deux images peuvent la traduire : celle du chemin – elle n’est jamais statique –, et celle de la source, vers laquelle nous marchons. Cette source est dans notre cœur, comme l’exprime saint Bernard : « Bois l’eau de ton propre puits. »
Mais il y a sans doute des manières bien différentes de « boire l’eau de son propre puits » selon l’âge et l’expérience…
De fait, la spiritualité est une manière de vivre : elle est incarnée, et c’est pour ça que l’on peut la caractériser pour chaque âge.
L’enfance même a une spiritualité. Entendons-nous, celle-ci n’est pas consciente. Mais l’enfant vit une spiritualité relationnelle dans ce besoin vital d’être aimé. Ce qui le caractérise, c’est une conscience d’amour qui se rapproche des mystiques…
Le « toucher », le cœur à cœur dans la relation à Dieu qu’évoque Saint Jean de la Croix, l’enfant le vit. Beaucoup ont une grande capacité de silence et prière, devant une bougie, une crèche, avec une certaine densité…
L’enfant peut tout attendre de Dieu, et même s’il n’est pas chrétien, il est ouvert au mystère. Au fond, c’est peut-être le cœur de la vie spirituelle quand Jésus demande de devenir « comme des petits enfants » pour entrer dans le Royaume des Cieux.
De plus, l’enfant est sur un mode intuitif. Or, Dieu s’éprouve beaucoup plus qu’on le prouve. S’étonner, s’émerveiller, est un autre aspect de sa spiritualité… Toutes les grandes traditions spirituelles – chrétienne, hindoue ou musulmane – cultivent d’ailleurs ce sens de l’émerveillement.
Quelle facette de la spiritualité habite davantage les jeunes ?
Les adolescents nous montrent une quête de sens que l’on devrait toujours poursuivre, à n’importe quel âge. Quand moi-même j’étais jeune, je cherchais… Un matin alors que je partais en stop, j’ai dit : « Seigneur, si tu existes, révèle-toi en moi, sinon ma vie n’a pas de sens. »
La société propose de consommer, alors que l’adolescent, lui, brûle de se donner. On voit bien que lorsqu’ils découvrent Jésus, c’est un horizon de désir qui s’ouvre devant eux. Il ne faut pas oublier qu’à cet âge, il y a une puissance sexuelle très forte ; le désir est plein d’hormones. Les jeunes sont faits pour l’amour, et ils expérimentent en Dieu cette communion d’amour.
En même temps, l’adolescence est un âge où l’on a besoin de se définir dans un groupe. D’où une vie spirituelle où le regard des autres compte beaucoup et la force de tous ces mouvements qui attirent les jeunes.
Il ne faut pas non plus trop caricaturer : les âges de la vie ne sont pas des tiroirs, avec d’un côté celui de l’ado, de l’autre celui du quadragénaire.
Pourtant, vous-même dites que la quarantaine représente un moment charnière dans la vie spirituelle.
C’est vrai. Pendant la trentaine, le temps de l’accueil de la vie, des avancées professionnelles, se profile souvent une belle spiritualité de l’action. Mais peu après, on ressent comme un essoufflement. Ce sont des années où il faut se faire une place, et arrive un moment où l’on est insatisfait de sa vie.
La quarantaine est une crise du désir. On en vient à se demander : « Où est la source ? », « Qu’est-ce qui me fait vivre ? », « Est-ce que je vais mourir à travailler ? » Cela se répercute sur la vie spirituelle. On va crier vers Dieu, à l’image des psalmistes.
C’est un peu comme une seconde adolescence, mais contrairement au jeune, on ne se mesure pas à un groupe. On est seul, dans la nuit. Comme Dante au mitan de sa vie, qui écrit dans le Paradis : « Au milieu d’une forêt dans une nuit obscure, je m’avançais. »
Pendant cette période de manque de confiance et de solitude, on est vraiment ébranlé. On se réapproprie alors sa vie spirituelle, en redécouvrant ce qui est plus profond. C’est une expérience du « Qui suis-je ? » On peut en venir à pleurer parce que Dieu nous manque. Mais ces moments de sécheresse sont très précieux, parce que c’est là que Dieu nous transforme.
Le doute, la « nuit de la foi », ne peuvent-ils toutefois survenir à tout âge ?
Pas aussi intensément qu’à quarante ans. On vit des crises à différents moments, qui sont d’ailleurs des crises de croissance, mais elles ne sont pas aussi fortes. Bien sûr, ça peut aussi venir plus tard, mais à un moment donné, les questions viennent de façon foudroyante.
Pour ma part, mon expérience de crise de la quarantaine a duré cinq ans, durant lesquels je demandais : « Seigneur, pourquoi m’as-tu abandonné ? » La Bible y fait écho avec Jérémie, un prophète de la quarantaine à travers ses lamentations, ou dans l’Ecclésiaste, le livre biblique le plus extraordinaire sur cette crise existentielle.
L’âge de la retraite offre souvent plus de temps, de disponibilité intérieure. Est-ce une période de renouveau ?
La soixantaine est, de fait, comme un second souffle. Il peut y avoir à cet âge une grande fécondité de l’authenticité. La vie spirituelle en devient beaucoup plus simple, la prière très importante. La grande caractéristique de cet âge, c’est la voie de l’intériorité. Le silence, la contemplation, regarder la nature, faire oraison…
C’est aussi le moment d’assumer son passé et d’écouter sa blessure. On ne peut rien changer quand bien même il y a de grandes blessures. Alors on se découvre pauvre. Il y a une beauté à se reconnaître fragile, et cela nous rapproche de la vérité.
Plus on vieillit, plus on sait que la mort approche, plus on peut s’abandonner au désir de Dieu. Dieu est désir : « J’ai soif », dit-il.
La soixantaine est aussi le moment de faire la joie de Dieu, d’étancher sa soif. Car on le connaît davantage. On a l’expérience des saisons, des défaites, du cœur humain, mais aussi de l’art, de l’accueil de Dieu : une expérience de grâce qu’on ne peut pas vivre à 20 ans.
Qu’est-ce qui unit, finalement, toutes ces marches ?
Quel que soit l’âge, on est toujours prisonnier de ce que l’on possède. Or, la spiritualité, c’est un laisser-faire, un laisser être. Dès que l’on possède quelque chose, il s’agit de ne pas se l’accaparer…
Toute la vie spirituelle c’est se déposséder de ce qu’on a et désapprendre ce que l’on sait. La mort devient alors une amie.
C’est en ce sens que la prière est fondamentale, car prier nous apprend à mourir. Dieu veut naître en nous et il naît quand on lui fait place. Dieu s’enfante en nous. Chaque âge à sa grâce, mais nous n’avons jamais fini de naître.
Recueilli par Marilyne Chaumont in La-croix.com
Photo : Une grand-mère avec sa petite-fille - Anne Joudiou/CIRIC).
1 - Auteur notamment de La Crise de la quarantaine (1999, Le Sarment-Fayard) etLes Défis de la soixantaine (2009, Presses de la Renaissance).