Surprises

Publié le par Garrigues et Sentiers

Anonyme napolitain, Le retour de l'enfant prodigue (détail), 1630 env., Dulwich Picture Gallery, Londres

Anonyme napolitain, Le retour de l'enfant prodigue (détail), 1630 env., Dulwich Picture Gallery, Londres

Un ami, Georges Kowalski, disait : « Aimer, c’est avoir en réserve pour l’autre de bonnes surprises ». J’ai envie de dire : « Le propre de Dieu, que nul n’a vu ni ne peut voir, est d’avoir en réserve, pour nous, de bonnes surprises. Ainsi, il est amour ». Mais je ne peux en parler qu’avec étonnement. 

Surprise ultime qui nous verra éblouis, bouleversés pour toujours. Grégoire de Nysse disait de l’éternité : « Nous irons de commencement en commencement par des commencements qui n’ont jamais de fin ». Sans rien pouvoir nous en représenter, car, comme pour beaucoup de nos contemporains, les images nous manquent et les questions foisonnent, ce que nous vivons déjà peut nous en donner le goût, en aviver le désir. Les surprises vécues, celles qui ont fait naître en nous une joie intense, nous font entrevoir quelque chose d’une joie éternelle. L’Abbé Pierre disait : « La vie est ce temps qui nous est donné pour pouvoir ultimement reconnaître l’amour quand il se révélera à nous. » 

La surprise ultime n’est pas la seule. Si j’ose y croire, c’est que ma vie, ce chemin plein de bonheurs et de souffrances vécus avec d’autres, est jalonnée de multiples étonnements. Notamment devant ces cadeaux qui dévoilent quelque chose du visage de Dieu. Des rencontres humaines en sont porteuses et nous donnent de tressaillir ensemble à ce dévoilement. Elles me laissent chaque fois surpris, bouleversé pour longtemps, avec l’envie renouvelée de poursuivre la route.

Proximité 

Des grands et des petits en ont été la source, souvent sans le savoir. Surtout des tout-petits, avec leur balbutiement sur la Parole de Dieu, leurs intuitions ou leurs mots tout simples. Jésus déjà bénissait le Père pour ce savoir qui n’est pas celui des savants et des sages. 

Un exemple : au Chili, dans une communauté de quartier avec laquelle Saint-Merry a tissé des liens, des hommes et des femmes, à tour de rôle, introduisent l’eucharistie du dimanche par une prière personnelle. L’une d’elles, Gloria, a un jour commencé la prière par ces mots : « Mi querido Dios – Mon cher Dieu », exprimant de manière simple et directe une tendresse qui fait penser à la façon de prier de Jésus. Lui aussi employait des mots qui n’étaient pas habituels : il osait s’adresser au Père en disant « Abba », au point de scandaliser ses contemporains. Mais n’est-ce pas précisément cette relation-là, cette intimité-là, qu’il nous fait partager ? 

Découvertes 

Préparer à plusieurs une célébration est fréquemment un chemin de découverte. Chacun des participants porte en lui une image de Dieu qui est au point de convergence entre sa mémoire et son expérience, ses questions et ses intuitions. Le mouvement vers la nouveauté de Dieu s’amorce lorsque ces images se confrontent les unes aux autres en même temps qu’à la Parole reçue ensemble. Ce qui est dit n’est jamais d’emblée satisfaisant, mais cela ouvre un espace où les compréhensions peuvent s’entrechoquer, un peu comme des silex, faisant jaillir une étincelle, une lumière nouvelle. 

J’aimerais ajouter que le catéchisme, lui aussi, loin des images stéréotypées qu’on lui associe, est souvent proposé aujourd’hui comme un itinéraire spirituel à vivre ensemble, adultes et enfants, un chemin de découverte à parcourir en s’appuyant sur de solides bases bibliques. Cela commence par des questions auxquelles les plus savants sont tentés de répondre tout de suite, avec le risque de ne faire que redire le connu. Dans l’Évangile, Jésus, quand on le questionne, préfère souvent relancer une autre question, amenant ses interlocuteurs à réfléchir, à chercher par eux-mêmes, à regarder plus loin. 

Je vis chacune de ces confrontations, et sa part d’incertitude, avec l’espérance d’un autre dévoilement. Je les vis comme un chemin vers une autre image de Dieu. Parfois l’un des participants découvre, avec surprise, une telle image derrière sa propre parole, comme une bulle de lumière venant du plus profond de lui. Que de fois nous sommes sortis étonnés, tressaillant de ce qu’il nous avait été donné d’entrevoir, les uns grâce aux autres, au cœur de cette Parole ! 

Je pense particulièrement à ce qui peut jaillir de ces merveilles que sont les paraboles : elles se révèlent inépuisables. Comme celle du fils prodigue, invitant à toujours se demander : « Qui est-il ce père, pour accueillir ainsi ce fils qui revient vers lui ? » 

On reproche à Jésus de faire bon accueil aux pécheurs, et de manger avec eux. En guise d’explication, il raconte l’histoire d’un homme « qui avait deux fils »

Le plus jeune demande au père sa part d’héritage, s’en va et gaspille l’argent en menant une vie de désordre. Dans la misère et la faim au ventre il repense à la maison de son père. Il réfléchit : « Tant d’ouvriers chez mon père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs de faim ! Je vais retourner chez mon père, et je lui dirai : Père, j’ai péché contre le ciel et contre toi. Je ne mérite plus d’être appelé ton fils. Prends-moi comme l’un de tes ouvriers (Lc, 15, 17-18).

Albrecht Dürer, L’enfant prodigue, gravure, 1496

Albrecht Dürer, L’enfant prodigue, gravure, 1496

Il prépare ses paroles de demande d’asile et de pardon. Mais les choses vont se passer de façon toute différente au moment crucial de l’histoire à travers laquelle Jésus exprime le sens de ce qu’il fait, de cette proximité avec les « pécheurs » qui scandalise les bien-pensants de son temps.

Que va faire le père ? Comment va-t-il accueillir ce fils ? Va-t-il le jeter dehors, en lui disant « Tu n’as que ce que tu mérites ! C’est bien fait pour toi ! » ? Va-t-il pointer vers lui un doigt accusateur, en lui disant « Repens-toi » et l’obliger à tomber à genoux ? Va-t-il le convoquer devant un tribunal familial ? Ou lui donner une petite place jusqu’à ce qu’il ait expié sa faute ? 

Rien de tout cela ! Voilà ce que dit Jésus : « Comme il était encore loin, son père l’aperçut et fut saisi de pitié ; il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers. Le fils lui dit : “Père, j’ai péché contre le ciel et contre toi. Je ne mérite plus d’être appelé ton fils…” Le père ne le laisse pas terminer et dit à ses domestiques : “Vite, apportez le plus beau vêtement pour l’habiller. Mettez-lui une bague au doigt et des sandales aux pieds. Allez chercher le veau gras, tuez-le ; mangeons et festoyons. Car mon fils que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé.” Et ils commencèrent la fête (Lc, 15, 17-18).

Le Dieu de la Bible et des Évangiles est vraiment ce Dieu fou d’affection et de tendresse. On est bien loin de l’image de Dieu que donnent la plupart des célébrations qui commencent par :« Reconnaissons que nous sommes pécheurs ! », « Je confesse à Dieu ». Non, rien de tout cela chez le père. Mais deux bras jetés autour du cou et des baisers. Et un renversement total de situation : une fête, un festin, le vêtement le plus beau et une bague au doigt !

Dans la parabole, le fils aîné est le premier à se rendre compte de ce contraste extrême et surprenant. C’est très déroutant pour lui qui est resté bien sage et qui, à l’inverse de son frère, a fait tout ce qu’il fallait. Avec véhémence, il reproche à son père cette attitude et cet accueil déplacés :« Il se mit en colère, et il refusait d’entrer. Son père sortit le supplier. Mais il répliqua à son père : “Il y a tant d’années que je suis à ton service sans avoir jamais transgressé tes ordres, et jamais tu ne m’as donné un chevreau pour festoyer avec mes amis. Mais, quand ton fils que voilà est revenu après avoir dévoré ton bien avec des prostituées, tu as fait tuer pour lui le veau gras !” Le père répondit : “Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. Il fallait festoyer et se réjouir ; car ton frère que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé !” » (Lc 15, 25-31).

Quand verrons-nous dans nos églises l’image de ce père qui se jette au cou du fils perdu et le couvre de baisers ? N’est-ce pas pourtant cette image que Jésus présente comme référence ? N’est-ce pas ainsi qu’il explique son attitude envers les rejetés, qui souvent se considèrent eux-mêmes comme des moins que rien ?

Cette parabole nous présente l’image divine du Père, ce Père dont Jésus exprime directement dans ses actes l’amour et la miséricorde. Rembrandt l’avait bien compris, lui qui livre à notre méditation la figure de ce père, posant les deux mains sur les épaules de son fils perdu et retrouvé, dans un admirable tableau du musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg.

Rembrandt, Le retour du fils prodigue, 1668, Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg

Rembrandt, Le retour du fils prodigue, 1668, Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg

Comme le disait Joseph Moingt, il s’agit sans cesse de dépasser le « bien connu de Dieu : « Dieu nous laisse le temps et le soin de déchiffrer son vrai visage à travers la chair de Jésus. Et Jésus nous laisse chercher Dieu sur le chemin que nous trace son Évangile. Car la révélation de Dieu a toujours besoin d’être purifiée des représentations anciennes dans lesquelles nous la recevons et des représentations nouvelles dont nous ne cessons de la revêtir dans le cours des temps. Et l’évolution des temps nous provoque à tout moment à réinterroger la révélation à partir de questions nouvelles… On est souvent en droit de regretter que l’Église n’ait pas su davantage convertir le bien-connu de Dieu, que porte toute tradition religieuse, en la révélation du Dieu de Jésus-Christ ». (Conférence d’Altkirch, 2à octobre 2000)

Jean-Claude Thomas

Source : https://saintmerry-hors-les-murs.com/2023/07/16/surprises/#respond
 

Publié dans Réflexions en chemin

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article