Retrouver « l’épiphanie du visage » (Emmanuel Levinas)

Publié le par Garrigues et Sentiers

Dans les chantiers qui s’ouvrent pour « tenter de vivre », après le traumatisme mondial du Covid, apparaissent deux questions majeures : celle du rapport à l’argent pour conjurer la succession des crises financières et celle du rapport au temps avec la réforme des régimes des retraites. Personne ne conteste la nécessité de révisions profondes dans ces deux domaines, mais tout le monde pense que c’est principalement à « d’autres », qu’ils s’appellent « l’État », « les riches » ou « la croissance » de faire les efforts nécessaires. Nos médias sont remplis de tribunes de militants de la réforme… mais de la réforme des autres, en oubliant la nécessité du changement du paradigme plus ou moins conscient sur lequel fonctionne nos sociétés.

La crise actuelle touche en effet au socle de nos institutions. Elle fait surgir la panique de l’individu orphelin d’une croissance économique et d’un sens de l’histoire qui le dispensaient d’être sujet et citoyen. L’écroulement des sociétés communistes et la montée du chômage et de l’exclusion en Occident arrachent brutalement l’individu à ce sommeil du sens dans ce que le poète Arthur Rimbaud nomme, dans son poème Le bateau ivre, des « aubes navrantes » (1) en lieu et place des « lendemains qui chantent » si souvent annoncés. Cette phase de désenchantement peut conduire aux pires régressions identitaires, intégristes ou sectaires ou, pour ceux qui le peuvent, au refuge dans le cocooning de militants désabusés. D’où les dérives fondamentalistes, claniques, nationalistes ou sectaires dans lesquelles l’individu aux abois pense trouver chaleur humaine et sens de la vie.

Réformer les institutions financières et les régimes de retraites suppose d’abord que soient remis en cause le fait que l’argent soit la seule mesure de l’activité économique et que la vieillesse soit seulement une charge et non une autre modalité de l’échange sociétal. La cité démocratique est celle où l’être humain reconnaît l’autre, non pas d’abord comme répertorié dans un dispositif, mais comme un sujet porteur de signification. Voilà le déplacement majeur à effectuer, devenir un acteur de « reconnaissance » sociétale, c’est-à-dire, au-delà de la tolérance minimale, accepter et apprécier l’autre d’exister dans sa singularité qui m’oblige à inventer la mienne. Après une pandémie où l’on nous a invités à être des « guerriers masqués » nous devons retrouver ce que le philosophe Emmanuel Levinas appelle : « l’épiphanie du visage » (2).

Bernard Ginisty

  1. Arthur RIMBAUD (1854-1891), Le Bateau ivre, vers 89.
  2. Emmanuel LEVINAS (1906-1995), Altérité et transcendance, éditions Fata Morgana, 1995, p. 146 : « Nous avons pensé que l’unicité et l’altérité de l’unique est concrètement le visage de l’autre homme dont l’épiphanie originelle n’est pas dans sa visibilité de forme plastique. La pensée éveillée au visage de l’autre homme n’est pas une pensée de (..), une représentation, mais d’emblée une pensée pour (…), une non indifférence pour l’autre, rompant l’équilibre de l’âme égale et impassible du pur connaître, un éveil à l’autre homme dans son unicité indiscernable pour le savoir, une approche du premier venu dans sa proximité de prochain et d’unique. (…). Visage qui n’est pas dévoilement, mais pur dénuement de l’exposition sans défense Exposition comme telle, exposition extrême à la mort, la mortalité même. Extrême précarité de l’unique, précarité de l’étranger. Nudité de pure exposition qui n’est pas simplement emphase du connu, du dévoilé dans la vérité : exposition qui est expression, premier langage, appel et assignation. »

Publié dans Réflexions en chemin

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