À la recherche de « l’essentiel »

Publié le par Garrigues et Sentiers

Les « confinements » et autres « couvre-feux » qu’imposent la pandémie du corona virus ont conduit nos gouvernants à décider de ne laisser ouvert que les lieux qui s’occupaient de « l’essentiel ». Voilà qu’au détour d’une disposition qui se veut purement technique, notre administration et nos fonctionnaires sont invités à se risquer à la métaphysique !

Notre condition humaine fait que nous nous constatons existants, nous nous éprouvons vivants avant de savoir, intellectuellement, si cette vie à un sens et quel est l’essentiel. Dans ce domaine, il n’y a pas ceux qui « savent », et ceux qui « ne savent pas », il n’y a que des itinéraires.  Et la vraie frontière ne passe par entre ceux qui croient ou ne croient pas à telle ou elle proposition, mais entre ceux qui sont toujours ouverts à l’échange, et ceux qui pensent qu’ils sont arrivés et n’ont pas besoin d’interroger leurs certitudes.  Le philosophe Friedrich Nietzsche distinguait deux catégories de philosophes : ceux qui aiment la marche et les incurables sédentaires qu’il appelait les "culs-de-plomb". « Être cul-de-plomb, écrit-il, voilà, par excellence, le péché contre l’esprit ! Seules les pensées que l’on a en marchant valent quelque chose » (1).

Le spectacle du monde que nous donne à voir chaque soir le journal télévisé risque de faire de nous des « culs-de-plomb » calés dans nos fauteuils et distribuant bons et mauvais points à ceux qui luttent et se battent. Si l’on sort de ce confort pour accueillir les multiples rencontres qu’offre toute existence, on découvreque les antagonismes fondamentaux entre le bien ou le mal, le vrai ou le faux, le beau et le laid n’opposent pas un être humain à un autre, une institution à une autre, une religion à une autre, mais traversent chaque être humain, chaque institution, chaque religion. On quitte alors les postures de pourfendeurs de l’erreur ou de croisés du bien, pour apprendre à vivre l’ambiguïté et la complexité de toute situation humaine.

Dès lors, on s’aperçoit que « l'essentiel » qui peut nous faire vivre et évoluer passe par des rencontres, des interrogations. Parmi ces lieux modestes porteurs d’art de vivre, il y a les « cafés » dans lesquels Georges Steiner voyait une particularité européenne : « Dessinez la carte des cafés, vous obtiendrez l'un des jalons essentiels de la « notion d'Europe ». Le café est un lieu de rendez-vous et de complot, de débat intellectuel et de commérage, la place du flâneur et celle du poète et métaphysicien armé de son carnet. Il est ouvert à tous et pourtant c’est aussi un club, une franc-maçonnerie de reconnaissance politique ou artistique et littéraire, de présence programmatique. Une tasse de café, un verre de vin, un thé au rhum donnent accès à un local où travailler, rêver, jouer aux échecs ou simplement passer la journée au chaud. C’est le club de l’esprit et la poste restante des sans-abri ».

Une autre caractéristique de l’Europe, nous dit Steiner, c’est la marche à pied : « La cartographie de l’Europe est née des capacités pédestres, des horizons accessibles à des jambes. (…) Le plus souvent, les distances sont à échelle humaine, elles peuvent être franchies par le voyageur à pied, par le pèlerin de Compostelle, par le promeneur qu’il soit solitaire ou grégaire (…) Il semble que jamais le voyageur ne se trouve totalement hors de portée des cloches du prochain village ». Steiner évoque les grands esprits européens dont la pensée est rythmée par la balade : Kant et sa promenade quotidienne, Rousseau promeneur solitaire, Péguy, le pèlerin de Chartres, dont le style littéraire rappelle la scansion de la marche.

À l’heure où l’impérialisme du « temps réel » des ordinateurs rend suspect tout travail de méditation, Georges Steiner pense que c’est peut-être en Europe, « chez les enfants souvent las, divisés et confus, d’Athènes et de Jérusalem que nous pourrions revenir à la conviction qu’une « vie qui n’est pas soumise à l’examen » ne vaut pas la peine d’être vécue » (2). Il n’est pas indifférent de se rappeler que l’Europe est beaucoup plus qu’un espace à conquérir pour des marchés. Elle est aussi ce paysage où la citoyenneté se vit dans des humbles activités aussi peu « rentables » que la fréquentation des cafés et le goût de la marche. Et que c’est peut-être par-là que passe aussi « l’essentiel ».

Bernard Ginisty  

  1. Friedrich NIETZSCHE (1844-1900), Crépuscule des Idoles. Maximes et traits, n°34. In Œuvres philosophiques complètes, tome 8, Éditions Gallimard, 1974, p. 66.
  2. Georges STEINER (1929-2020) ? Une certaine idée de l’Europe, Éditions Actes Sud, 2005, p. 23-28.

Publié dans Réflexions en chemin

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