L’antisémitisme ou les possessions du Mal

Publié le par Garrigues et Sentiers

L’article de Dominique Vidal Ni antisémitisme ni racisme ! a inspiré à l’un de nos fidèles internautes, Didier Lévy, cette contribution au tour très personnel, dans laquelle son expérience vécue de l’antisémitisme le conduit à relire le chapitre 1 de la Genèse et y découvrir une source d’espérance face au regain de l’antisémitisme et à la montée des racismes que connaît notre époque.

G & S  

 

Jusqu’où l’antisémitisme peut mener

Ma famille a également appris jusqu’où l’antisémitisme peut mener. Elle compte également des Wolf, à côté de patronymes des plus à même de pousser jusqu’à son paroxysme la haine antisémite. Mais elle comportait, par rapport à celle de Dominique Vidal, cette variante qui tenait à ce que ma mère était catholique – ultime étape de l'assimilationnisme ardemment patriote et républicain de ma branche paternelle, juifs d'Alsace ayant accédé à la citoyenneté en 1791. Une mère qui, sous l'Occupation et en l'absence de mon père exilé depuis 1942, abrita chez elle, et avec mes deux frères sous son toit, une cousine germaine de son mari de l'été 1943 à la Libération de Paris.

J'ai lu avec d'autant plus d'attention spontanée l'article de Dominique Vidal. Et j'en ai partagé les vues à partir d'une sensibilité commune aux thèmes et aux engagements auxquels ce texte se réfère dans son développement et dans ses considérations sur l'antisémitisme.

Un antisémitisme que je ne pouvais pas ne pas croiser au cours de ma vie, compte tenu de mon patronyme. Avec la circonstance particulière que n'ayant reçu, dans le contexte historique et dans le vécu familial de l'après-génocide, aucune transmission religieuse ni culturelle du judaïsme, j'aurai aussi à me garder de choquer par mon ignorance cultuelle les juifs que je croiserai (camarades de classe puis collègues de travail notamment), et également de passer à leurs yeux pour "un juif honteux".

Je ne dis rien des quiproquos provoqués par cette ignorance : s'appeler Lévy sans être juif (ou sans être reconnu comme tel), en raison d’une mère qui ne l’était pas, et ne posséder de surcroît, pendant fort longtemps, qu’une très faible connaissance de la religion qu'on vous prête et surtout pratiquement aucune des prescriptions, si étendues et si exigeantes, propres à celle-ci – ou au moins de celles dont l’observance vient le plus souvent à se trouver appelée – , est un état dont on ne se sort qu'en acquérant des ressources quasi inépuisables d'humour – quantitativement du même ordre que celles que le fait d'être juif est censé vous procurer ...

 

L'antijudaïsme chrétien : une histoire personnelle

Il n'est pas inutile que j'indique que durant mon enfance – donc à assez proche distance des persécutions de Vichy et des déportations allemandes (on insistait moyennement alors sur leur fin exterminatrice que vise aujourd'hui "la folie criminelle de l'Occupant") –, c'est à l'antijudaïsme chrétien que j'ai eu affaire. Venu d'abord d'enfants de relations de mes parents appartenant à des familles catholiques des plus pratiquantes et qui s’identifiaient à ce qu’elles étaient ‘’nombreuses’’ – au point les deux catégorisations se confondaient.

Un antijudaïsme dont on pourrait presque se dire qu’il était sans vraie méchanceté dans son fond. Principalement constitué de préjugés multi séculaires (ou par l’enracinement de leurs reliquats les plus supérieurement tenaces), de la codification d’une méfiance non moins longuement entretenue et transmise, et d'une bonne conscience dans le rejet qui donnait à ce dernier le trait d'une conséquence naturelle de l'appartenance à la foi catholique.

 

L’empreinte de "Catholiques et Français toujours" et  de l'Action française

Le tout se résumait en un protocole bien appris où la séparation d’avec les juifs, explicite dans le tout venant de son affichage, se comprenait comme implicite dans ses raisons. Lesquelles, cependant, doublaient plus que vraisemblablement leur détermination confessionnelle d'un sous-entendu – la projection d’une image réactionnaire sur un miroir réducteur – qui préfigurait les thématiques identitaires dont l’axe tournerait plus tard sur les baptêmes conjoints de Clovis et de la France. Et qui ressortait, de longue date, de l’amalgame formé autour de l'exhortation  à être "Catholiques et Français toujours". 

Passé la décennie de Vatican II et l'embellie projetée par celui-ci sur la suivante, qui, sur leur durée, contraignirent à peu près au silence les nostalgiques de la politique anti-juive du Vichy clérical et les continuateurs en puissance de l’idéologie compulsive qui guidait les maitre d’ouvrage de cette politique, et passé de plus l'émancipation "tous azimuts" des intelligences et des pensées qui marqua cette période, l'antisémitisme que je rencontrerai reviendrait à ses sources intrinsèquement les pires.

Si l’antisémitisme nazi, d’ailleurs désormais confronté à une narration plus ample et plus effroyablement documentée des camps d’extermination, demeurait groupusculaire, on décelait de nouveau, par leurs réactivations, les empoisonnements du débat public qu'avaient produits Drumont et Maurras, ainsi que les composantes des représentations mentales que leur démence – la paranoïa aiguë du guide de l'Action française étant aussi avérée que sa surdité – avaient imprimé dans les mentalités les plus réceptives de leur temps – s’entend ici le temps long qui va de la fin du XIXe siècle à l’épilogue de la Seconde guerre mondiale.

 

Le mal auquel on est confronté est-il voué à être perpétuel ?

C'est sans doute peu dire que d'avancer que tout, en la matière, est allé de mal en pis depuis les années quatre-vingt. Non seulement on détecte toujours du premier coup d’œil, dans les replis des subconscients, nombre des sédiments laissés par la propagation millénaire des partis-pris à l’encontre de ce qui est susceptible d’être connoté juif, mais l’expression ouverte de l’antisémitisme n’a pas cessé de ci et delà de se faire entendre. Contrecarrant des habiletés et des artifices dont elle s’est dotée les renforcements de la législation qui la réprime. D’une toute autre dimension, les vecteurs de l’internet et de ses ‘’réseaux sociaux’’ sont devenus un formidable amplificateur pour l’exposition des pulsions antisémites, comme ils le sont – faut-il y insister ? – pour toutes les diffusions de thèses et de doctrines, d’obsessions et de fantasmes, où la stupidité ou la déraison qui façonnent leur conception le disputent à l’abjection qui s’y affirme.

Davantage qu’une complicité d’égarement, cette expression ouverte de l’antisémitisme sur son support numérique a trouvé une commodité et un tremplin, tous deux incomparablement efficaces, en faisant le détour par la plus facile et la plus profitable des propagandes connexes. Un détour, que les circonstances lui ouvraient de leurs plus larges battants, par l’inépuisable gisement de peur, de mépris et de détestation qu’en proportions variables  dans chaque cible, composent l’Arabe, le Noir et, de toute origine, le musulman.  

Un gisement où puisent tous les racismes, les uns se réclamant de la notion de « race inférieure » si tardivement mise au rebut par le scientifiquement correct, et dont l’abolition se heurte à l’ancienneté millénaire de son emprise ; les autres surchargeant de leurs contrefaçons ou de leurs hallucinations l’Histoire mal digérée par les ignares qui leur tend les bras et qui est si facilement réécrite avec des plumes façonnées par la haine.  

À quel point qu’on s’arrête, vis-à-vis de l’antisémitisme, dans l’expérience vécue, dans l’inventaire des expressions et des formes, dans l’analyse des perversions, des obsessions et des délires, la pensée ne se fixe-t-elle pas sur la même question, qui vaut au demeurant – et pour fortes que soient les spécificités catégorielles – pour chaque type de racisme et pour toutes les formes de xénophobie : le mal auquel on est confronté est-il voué à être perpétuel ?

 

La haine de l’autre : image d’un péché originel ?

Il l’est, dans ses racines, si l’on tient que la haine de l’autre procède d’une peur de la différence, de la dissimilitude, qui est gravée dans le fond le plus primitif du cerveau humain, et vraisemblablement  par un mécanisme identique dans toutes les espèces vivantes. Gravée pour la raison probable que cette peur a représenté la ressource la plus salutaire pour la survie de l’individu et de l’espèce : dans la situation des temps premiers et pour leurs conduites originelles de sauvegarde, nos ancêtres, leurs groupes, leurs tribus, puis leurs espaces progressivement étendus, pouvaient-ils regarder l’étranger, l’inconnu, autrement que comme un prédateur en puissance ? Et existait-il pour eux d’autre réaction à l’apparition ou à la présence de celui-ci, isolé ou en bande puis en troupe, que celle que leur dictait la conduite-réflexe – faire fuir ou tuer l’étranger ciblé instinctivement comme un péril, le mettre hors d’état de nuire comme exterminateur, pillard et violeur – dont ils ont légué la structuration et les ressorts au soubassement archaïque de notre cerveau ?

Sur sa plus longue durée, notre humanité, ici dans les valeurs et dans les lois de telle société, là en construisant telle civilisation et son idée du Bien, a su édifier des contre-pouvoirs, ou au moins des freins, à la puissance maléfique de ce legs. L’hospitalité, la disposition à l’échange, la tolérance, et toutes les acceptions du droit des gens et de la liberté qui en découlaient, se sont affirmées pour constituer le socle éthique de l’élévation du genre humain. Et produire la somme des conditions impératives de cette élévation, pour chaque nation et pour chaque personne éprise de dignité.

Pour autant, d’âge en âge, le mal immonde de la haine de l’autre n’a pas cessé de trouver les lieux les plus propices, les circonstances les plus fécondes, les propagateurs les mieux écoutés pour s’exprimer. N’a pas cessé de s’inventer des expressions plus démoniques que les précédentes. De quoi se former l’idée que la pulsion à éradiquer la dissimilitude ou la variance par rapport à l’espèce – dans les figures qu’on identifie et qu’on impose à celle-ci –, est si profondément et si inextricablement tapie dans le plus souterrain et le plus caverneux de notre structure cérébrale qu’elle y tient la place commodément dévolue à l’image d’un péché originel.

 

L’arbre de la connaissance : un dévoilement de la confrontation du Bien au Mal ?

Une idée qui, en suivant son cheminement intuitif, peut s’avancer jusqu’à la représentation de l’arbre de la connaissance en une traduction du pari qu’aurait fait la créature humaine : celui qui lui présentait pour enjeu d’avoir à gérer elle-même le mal silencieux qui se composerait autour des données primitives de son entendement, de ses facultés de perception et de son expérience, pour infirmer et récuser les acquis dispensés ou assemblés pour son élévation éthique et spirituelle.

En même temps, cet arbre de la connaissance laisse entendre que la créature humaine n’est pas abandonnée à l’orgueil et à la déraison de son pari. Le secours ne lui viendra pas de la disparition ou de l’affaiblissement de ces données primitives, de leur mémorisation et de la possession mentale qu’elles détiennent : quelles que soient les capacités de nuire qui s’y dévoilent, leur enracinement là où elles siègent, produit les réflexes élémentaires les plus déterminants pour la survie de l’espèce et de chacun de ses individus – à l’état brut, pour leur sauvegarde et pour leur reproduction.

S’il n’y a point d’abandon, si émerge un correctif aux ressorts qu’activent la structure première et la mémoire ancestrale de notre cerveau, le noyau de cette compensation n’est-il pas inscrit dans la capacité de discernement dont l’Adam – créé homme et femme – avait été doté ? Fût-ce, au minimum, pour ne pas confondre le fruit défendu parmi tous les autres. Et, projetant plus avant cette capacité, le Génie du judaïsme – tel qu’il s’exprime dans la somme prodigieuse des métaphores théologiques et spirituelles qui font la trame de ses Écritures et qui y sont livrées à l’exégèse inépuisable des générations – dessine la figure que va revêtir la Connaissance : devant l’arbre qui porte ce fruit, ce sera le dévoilement de la confrontation du Bien au Mal, que l’innocence de l’Eden rendait invisible à ses hôtes – au Bien déjà perçu, s’ajoute la conscience du Mal qu’apporte le Serpent

 

Le Serpent, entre puissance du chaos et poussière de la mort

La mise en scène qui fait surgir le Serpent porte aussi en elle une interrogation déconcertante : par une impensable anachronie, le nahash, le personnage du reptile inventé par la Genèse, se projetait-il par avance sur le qualifiant de ce qui serait identifié et désigné, dans une postériorité incalculable et dans la confusion de l’allégorie avec sa maquette animale, comme le ‘’cerveau reptilien’’ de notre espèce – un concept issu d’une théorie obsolète, mais demeuré valide dans la dénomination parabolique du gisement en lequel puisent les connexions inconscientes à notre archaïque mental. Une anachronie qui aurait pourtant sa place dans les détours de l’herméneutique et de la maïeutique de la Bible si on s’aventure à l’ouvrir vers les connotations multiples du serpent au chaos et, par ailleurs, à la divination : à l’existence et à la connaissance du Mal puis à sa mise en pièces.

Comme le serpent des cosmogonies orphiques, le nahash est revêtu de puissance. Mais qu’il ait été condamné à manger de la poussière tous les jours de sa vie laisse aussi sous-entendre qu’il ira à la poussière de sa mort. Certes tout, présentement, repousse dans le très lointain la perspective d’un Déluge assez efficient pour emporter les ramifications qui vont de notre cerveau primitif au chaos mental où se configure la haine de l’autre.

 

La seule parade dont l’humain dispose d’ici à ce que les siècles soient consommés

Reste cependant que le discernement dont a été pourvu l’Adam a emporté, et emporte, la prédisposition à se greffer sur l’arbre de la connaissance. Pour en tirer, comme une ‘’substantifique moelle’’, la seule parade dont l’humain dispose, d’ici à ce que les temps soient accomplis, pour contrer les œuvres de mort. Et en l’espèce, sinon pour extraire, du moins pour effriter les couches accumulées des sédiments de la haine auxquels s’accrochent l’antisémitisme et toutes les catégories pluriséculaires de racisme : si la captation de la connaissance du Mal s’est bien accompagnée de son propre correctif, celui-ci résiderait-il ailleurs que dans la faculté de mobiliser cette Connaissance pour entamer la stupidité, l’ignorance et l’égarement en tant que réceptacles de l’archaïque et que fabrique de l’instinctif pervers ?

Les combats contre l’antisémitisme, contre tous les poisons secrétés par les arriérations mentales, à commencer par les plus communément partagées – de la xénophobie au sexisme – trouvent, au demeurant, une raison d’être et d’agir plus moderne à laquelle s’adosser. Et qui se lit dans la formulation politiquement indépassable que Georges Jacques Danton lui a donnée : « Après le pain, l'éducation est le premier besoin du peuple ».

Didier Lévy

31 janvier 2021

Publié dans Réflexions en chemin

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