Liberté personnelle ou sécurité commune ?
Pour beaucoup, les « traditions » d’un groupe social instituent un filet oppressif autour des individus. Sans doute, si elles ne sont pas constamment réajustées aux nouvelles réalités. À certains égards, elles briment les initiatives, pour ne pas dire les évolutions.
En vérité, la société traditionnelle, dénoncée comme « patriarcale » à cause de ses caractères incontestablement « machistes », est plutôt une société « patrimoniale ». Ce qu’elle défend avant tout, en blessant et parfois écrasant certaines des personnes qui la constituent, souvent les plus faibles, c’est le groupe, la famille au sens large, et finalement la conservation du patrimoine. Évitons la confusion entre les familles parentèles dont les membres sont, volontairement ou non, solidaires, et la famille nucléaire (1), plus indépendante, qui se dégage peu à peu pendant le XVIIIe siècle, pour commencer à se désintégrer dans la seconde moitié du XXe siècle avec l’appui paradoxal, depuis quelques décennies, des gouvernements quelle que puisse être leur tendance politique.
Attention, il ne s’agit pas de dire « c’était mieux avant », mais seulement de comprendre avant de juger. Le grand défaut de notre époque est d’avoir des opinions péremptoires sur le passé en fonction des connaissances, voire des préjugés d’aujourd’hui, sans tenir compte de l’évolution des mœurs, des mutations de « valeurs ».
Il faudrait avoir de la prudence pour parler de la plupart des questions qui fâchent aujourd’hui, telles l’histoire de l’esclavage, celle de la colonisation, le statut des femmes etc. La société a, sur ces sujets majeurs, heureusement évolué vers plus de liberté, plus d’égalité, plus de fraternité. Dans cette progression (je ne parle pas de progrès qui est un autre sujet), il y a eu des combats nécessaires, parfois violents. Pensons à la querelle acharnée à propos de la laïcité, au début du XXe siècle, dont tout le monde convient aujourd’hui qu’elle est — si on en respecte l’esprit — la clef de la paix civile.
Mais qui dit « progression » suppose un temps nécessaire à l’’évolution. Nos valeurs ne sont pas celles de nos ancêtres. Soucieuses à juste titre de la dignité des individus, sont-elles efficaces pour défendre la société, qui en a souvent bien besoin ? Les « incivilités » (doux euphémisme), qui pourrissent la vie de certains quartiers, ne sont-elles pas l’expression perverse de la liberté individuelle non compensée par une conscience de la responsabilité, un réel sens des autres et de la solidarité ?
Beaucoup de problèmes soci(ét)aux sont à juger en fonction de ce dilemme, qui est une clef d’interprétation : liberté individuelle ou sauvegarde du collectif (famille, cité, état…). Les exemples, souvent sujets à polémiques, ne manquent pas.
Soit le débat actuel, souvent agressif, sur la vaccination. L’obsession de la liberté personnelle justifierait qu’on puisse la refuser, compte tenu de possibles effets indésirables, voire d’accidents graves, même s’ils sont rares, provoqués par lesdits vaccins. Mais une maladie contagieuse ne peut être combattue efficacement que si un taux important de citoyens accepte de se faire vacciner. C’est grâce à ce large consensus que certaines maladies ont pu être pratiquement éradiquées : polio, variole et même tuberculose, avant que l’on desserre les contraintes. Il y a donc là un choix « existentiel » : ma sécurité ou celle de la communauté.
Ainsi, encore, l’immigration ! Si l’on se place au niveau des droits de l’homme en tant qu’individu, on ne peut refuser à personne un accueil « humanitaire », jusqu’à s’apprêter à recevoir en France des familles de terroristes « français » revenant après djihad. Si l’on envisage l’équilibre interne d’une nation, aussi bien sur le plan économique que culturel, il semble évident qu’il faille des critères de réception, parmi lesquels des quotas. Mais là encore ce n’est pas si simple. Si, comme le voulait un ancien président de la République, on prône l’immigration « choisie », on risque de priver les pays en voie de développement de leurs élites agents de progrès.
Autre cas, plus emblématique : un problème moralement aussi grave que la peine de mort. À l’aune de la dignité de la personne, elle doit être abolie sans réserve., Vis-à-vis de la société, c’est moins clair. Là encore, la sécurité — qui n’est pas un gros mot, mais une obligation de l’État vis à vis de ses populations et même son premier devoir — pourrait exiger, dans des cas extrêmes, tel celui d’un meurtrier sadique multi-récidiviste, un certain cynisme, celui de Caïphe : « Il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le salut de tous » (Jn 18,14). La permanence de guerres, dites parfois officiellement « justes », montre qu’il existe des situations donnant « permis de tuer », et ici ce permis est d’autant plus scandaleux que ce sont des innocents qui vont s’en prendre à d’autres innocents et réciproquement à l’infini.
Marc Delîle
(1) Papa, maman, la bonne et moi…