« Noël aura-t-il lieu ? » (Georges Bernanos)
Dans ces semaines où nous sommes suspendus au verdict des experts et des politiques pour savoir si, compte tenu de l’évolution de la pandémie due au corona virus, nous pourrons participer à la fête de Noël, un texte de l’écrivain chrétien Georges Bernanos, écrit pour le 25 décembre 1947, me paraît d’une grande actualité.
Dans le désenchantement qui a suivi les espoirs nés de la fin de la guerre et de la Libération, il écrit ceci : « On s’imagine très bien les hommes s’interrogeant entre eux un matin du 26 décembre : « Mais, dites-donc, n’était-ce pas hier Noël ? – Noël ? Voyons, voyons, nous étions hier le 24, consultez le calendrier – Alors, c’est aujourd’hui Noël ? – Pas du tout, nous sommes aujourd’hui le 26, fête de saint Etienne, c’est justement le nom de mon oncle – Sacrebleu ! il y a maldonne, on devrait téléphoner aux savants de l’Observatoire. Mais les savants de tous les observatoires du monde multiplieraient en vain leurs calculs, personne ne retrouverait jamais les vingt-quatre heures mystérieusement perdues. (…) Que viendra faire dans un monde tel que celui-ci un jour consacré depuis deux millénaires non seulement au plus auguste des mystères de notre foi, mais à l’enfance éternelle qui à chaque génération fait déborder à travers nos cloaques son flot irrésistible d’enthousiasme et de pureté ? » (1).
Le malaise de la civilisation, le désenchantement du monde, la crise du politique, la fracture sociale, la pandémie : autant de drames vécus comme la fin d’un monde qui avait été porteur. Cette crise majeure peut conduire à se crisper, à mort, sur des identités d’origine tribale, nationale, religieuse. À tous ceux qui vivent ces crises, ces effondrements, ces dépressions, Noël rappelle que chaque perte d’une sécurité, d’une protection, d’une façon de penser, peut être la chance d’une nouvelle naissance. Face à notre tendance à nous enclore dans des répétitions sécurisantes, cette espérance nous dit qu’il vaut la peine de naître au lieu de végéter dans nos nostalgies ou nos déceptions. L’engagement dans le vivre-ensemble, malgré l’ironie des désabusés, le cynisme des nantis, et le repli de ceux qui désertent les luttes pour la dignité de l’homme, témoigne de ce que Noël n’est pas une vieille, pieuse et émouvante histoire, mais une invitation permanente à renaître.
L’irruption du Verbe fait chair ouvre une brèche dans l’histoire des hommes. La fête qui, selon la liturgie du jour de Noël, annonce : « Aujourd’hui la lumière a brillé sur la terre. Peuples de l’univers, entrez dans la clarté de Dieu » est tellement dérangeante, que nous avons décidé d’en faire un gentil décor pour la célébration de la consommation posée comme pratique « religieuse » indispensable à un monde géré par l’idole économiste. Nous n’avons pas assez de guimauve, de mièvrerie, de dindes et de foies gras pour la colmater.
C’est à des lieux et à des temps de renaissance que nous convie la fête de Noël. Non dans des lendemains enchantés, mais dans l’aujourd’hui. Désormais, « le Verbe en venant dans le monde illumine tout homme », et aucun pouvoir ne peut plus masquer cette lumière. Nous ne chantons pas à Noël l’émouvante esthétique de nos enfermements et de nos sécurités, mais l’invitation à inventer la fraternité humaine qui désormais peut seule donner sens à l’histoire. L’Évangile n’est pas le lieu de notre bonne conscience ou de notre refuge identitaire. Il est perpétuelle naissance par-delà toutes ses expressions historiques. Comme l’écrivait le philosophe et théologien Maurice Bellet : « L’inouï de l’Évangile doit prendre “ figure humaine ”, historique ; mais dès que cette figure se fixe, elle ment ; il n’y a que des commencement » (2).
Bernard Ginisty
(1) Georges BERNANOS (1888-1948), Noël aura-t-il lieu ? in Essais et écrits de combat, tome 2, bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard, 1995, p. 1202.
(2) Maurice BELLET (1923-2018), La chose la plus étrange, Desclée de Brouwer,1999, p. 59.