La politique à l’épreuve de l’ordre de la marchandise

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Dans son dernier ouvrage intitulé À tort ou à raison, Jacques Attali fait le bilan de ses écrits et de ses engagements dans un dialogue avec le journaliste Frédéric Taddeï. Intellectuel brillant, Attali s’est refusé de rester un observateur amusé ou désespéré de l’aventure humaine : « Ne jamais être spectateur du match de la vie. Toujours acteur du match. Et pour gagner un match, pour survivre, il faut être un peu paranoïaque, pour se protéger des autres. Il faut d’ailleurs avoir aussi, à mon sens, trois autres qualités, qu’on considère en général comme de grands défauts : hypocondriaque (pour se protéger de soi-même) ; mégalomane (pour oser se donner des projets ambitieux) ; et même un peu mythomane (pour créer le réel en l’énonçant). Ces quatre défauts, à une petite dose, constituent, rassemblés, une source d’énergie extraordinaire. Si vous l’êtes trop, vous êtes un clown pathétique, un dangereux malade mental » (1).

 

L’actualité nous oblige à constater que se multiplient, à la tête des pays y compris les plus grands, des « clowns pathétiques » et des « malades mentaux ». Interrogé sur le rôle des acteurs politiques dans la conjoncture actuelle, Jacques Attali compte sur l’élite artistique et scientifique pour changer le monde alors que les élites politiques sont discréditées car elles ne donnent pas de sens à l’avenir en capitulant devant « l’ordre marchand qui n’a pas besoin de penser son avenir pour l’écrire. Il n’a pas non plus besoin de conseillers. D’ailleurs, le pouvoir y est trop disséminé pour qu’il existe un acteur quelconque dont on puisse orienter l’action pour infléchir le cours des choses. (…) Le monde est un peu comme un avion qui n’aurait ni pilote, ni même cabine de pilotage. Il a juste un moteur et un mécanisme de pilotage automatique, et un but. Le génie de ceux qui contrôlent les marchés, c’est de faire croire que des gens, soit élus, soit imposés, gouvernent le monde avec lucidité. Il n’en est rien ».

 

Faut-il donc baisser les bras devant la réduction du monde à de la marchandise régulée par des marchés considérés, de fait, comme le substitut de la Providence divine ? Jacques Attali nous indique quel est aujourd’hui le lieu du combat : « Dans le capitalisme, il n’y a plus de Bastille à prendre. (…) Le pouvoir n’est plus dans un lieu. Il est dans les codes. Et dans ceux qui les utilisent pour convaincre, vendre, tromper, manipuler. Si nous l’y laissons, nous cesserons d’exister, nous nous contenterons de fonctionner. Des marionnettes avant de devenir des artefacts » (2).

 

C’est finalement du combat contre les idolâtries dont il s’agit. La Bible les présente comme des constructions faites de main d'homme qui reviennent en boomerang vers lui comme un destin. L'idole peut se définir comme « bête et méchante ». Bête par ce qu'elle ferme toute possibilité d'imaginer le monde hors de la pensée unique, dans ces « incontournables » chers aux technocrates. Méchante parce qu'elle tend à nous faire voir le malheur des autres comme un destin auquel on ne peut rien.

 

Aucune institution, aucun parti politique, aucune religion, aucun personnage emblématique ne saurait dispenser chacun d'entre nous de l'épreuve personnelle des valeurs qui valent la peine de se risquer, des militances qui incarnent de nouvelles naissances. Croire que de simples appartenances pourraient nous en dispenser conduit aux pires aberrations. L'avenir ne sera fait ni de la répétition du passé ni de l'installation satisfaite dans la critique de nos idolâtries. Il passe par un travail permanent, intellectuel et spirituel, d’interrogation critique sur les logiciels avec lesquels nous lisons le monde.

 

Nous vivrons alors ce que le poète et résistant René Char appelle « l'aventure personnelle, l'aventure prodiguée, communautés de nos aurores » (3).

 

Bernard Ginisty

 

 

(1) Jacques ATTALI, A tort ou à raison, entretiens avec Frédéric TADDEÏ, éditions de l’Observatoire, 2020, p. 75.

(2) Ibid. p. 248-249.

(3) René CHARLes Matinaux, in Œuvres complètes, éditions Gallimard, La Pléiade, 1988, p. 332.

Publié dans Réflexions en chemin

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