Au-delà du spectacle, « retrouver l’homme et la vie de l’esprit » (Gaston Berger)
Dans une étude intitulée : « L’accélération de l’histoire et ses conséquences pour l’éducation », le philosophe et chef d’entreprise Gaston Berger écrivait ceci : « Dans un vieux livre de la sagesse chinoise, le Tao Te King, il y a une suite de propositions qui ont toujours fait mon admiration : Lao Tseu, qui a célébré les mérites de la connaissance parfaite, développe ainsi sa pensée :« Quand la connaissance disparut, la vertu prit sa place. Quand la vertu disparut, alors vinrent les bons sentiments. Lorsque les bons sentiments disparurent, la justice les remplaça. Quand la justice eut disparu, restèrent les cérémonies… ». Je crois qu’il y a là une description très exacte de la manière dont s’obscurcit la connaissance et se dégradent les sociétés. Une société figée peut vivre pendant des siècles avec des cérémonies. Une société dont le devenir s’accélère opère le mouvement inverse et, derrière les gestes mécaniques, doit retrouver l’homme et la vie de l’esprit » (1).
Et il est vrai que dans nos sociétés où les médias doivent assurer chaque jour « le spectacle » les « cérémonies » des jeux, des stades et des journaux télévisés tiennent une place de plus en plus importante. Les informaticiens ont lancé l’expression « temps réel » pour afficher la volonté de réduire au maximum l’évènement de sa traduction en spectacle.
Une démocratie ne peut fonctionner que si l’émotion télévisuelle « en temps réel » ne dispense pas du travail critique de la lecture de l’évènement. Dans un ouvrage particulièrement incisif, l’ancien vice-Président des États Unis, Al Gore, analyse comment la perte du rapport à l’écrit est une des sources de la crise de la démocratie dans son pays. Évoquant le temps record que les Américains passent devant l’écran de télévision, il fait le constat suivant : « Celui qui passe quotidiennement quatre heures et demie devant la télévision aura vraisemblablement un modèle de fonctionnement cérébral fort dissemblable de celui qui lit pendant quatre heure et demie » et il poursuit : « L’axiome bien connu qui préside aux journaux télévisés locaux est « Plus ça saigne et plus ça paye ». Ce à quoi certains journalistes désabusés ajoutent « Plus tu penses et plus tu crains » (2).
C’est aujourd’hui un travail non seulement citoyen, mais spirituel, de résister au bavardage médiatique qui nous transforme en spectateurs irresponsables d’un feuilleton dont il faut sans cesse trouver des rebondissements. Ce va et vient permanent entre la construction d’idoles journalistiques et le récit de leur chute, s’il fait vivre des magazines, nous enferme dans de l’imaginaire. Les anthropologues nous apprennent que l’apparition de l’ordre de l’humain se traduit par le passage de la réponse du « temps réel » de l’instinct à un « temps différé », où l’être vivant introduit une question là où l’instinct suffisait à le réguler. La vitesse de réaction fait alors place au temps de la réflexion. C’est d’ailleurs ce à quoi les grands spirituels nous invitent : non seulement accueillir l’événement, mais prendre le temps de le relire pour, comme l’écrit Gaston Berger, « retrouver l’homme et la vie de l’esprit ».
Bernard Ginisty
(1) Gaston BERGER (1896-1960), L’homme moderne et son éducation, Presses Universitaires de France, 1962, p. 134.
(2) Al GORE, La raison assiégée, éditions du Seuil 2008, p. 29.