La violence est l’apanage et l’épine dorsale du pouvoir

Publié le par Garrigues et Sentiers

Il est affligeant d’entendre rappeler une énième fois dans la chronique de Bernard Ginisty Démystifier “l’idôlatrie du marché  les “manifestations de haine et de violence qui accompagnent le mouvement des ʻgilets jaunesʼ” (et en plus en citant le secrétaire général de la CFDT, centrale résolument anti-néolibérale comme chacun sait et unanimement abhorrée par les gouvernants !). Depuis le début du mouvement, on dénombre 11 morts (un seul accidentellement) et près de 2000 blessés. Les grands médias comme d’habitude se sont rués sur le moindre acte de violence d’un gilet jaune pour le monter en épingle en passant sous silence la violence structurelle et planifiée de la police. Le grand spécialiste français du maintien de l’ordre à la française, David Dufresne, n’a pas fait la une d’un seul quotidien. Pour ramener les choses à leurs justes proportions, il faut voir le documentaire “Gilets jaunes: des violences policières jamais vues”. [1]


Oxfam International publie aujourd’hui (21/01/2019) son rapport annuel sur les inégalités. Dans une interview à Libération, sa directrice Winnie Byanyima déclare sans surprise que les inégalités sont un choix politique et que les gouvernements ont aidé à créer ces inégalités. Mais cette dame qui se rend chaque année au Forum économique de Davos, pour apprendre sans doute aux milliardaires qu’il existe des pauvres, ajoute aussitôt que les gouvernements peuvent mettre fin à ces inégalités. [2] Un pas en avant, deux pas en arrière. Depuis l’instauration du suffrage universel, le “peuple” a toujours voté. Et les élus l’ont toujours déçu. Mais il faut continuer de faire comme si. Demain, enfin, en continuant dans la même direction, ça changera. On trouvera la bonne “gouvernance”. Autrement dit on aura enfin un bon berger. Ne jamais dire un bon maître, des souvenirs d’école pourraient remonter. Par exemple notre poète national : “ – Et que m’importe donc, dit l’Âne, à qui je sois ? / Sauvez-vous, et me laissez paître. / Notre ennemi, c’est notre maître : / Je vous le dis en bon françois.” [3] ou notre plus célèbre moraliste : “Il faut en France beaucoup de fermeté et une grande étendue d'esprit pour se passer des charges et des emplois, et consentir ainsi à demeurer chez soi, et à ne rien faire. Personne presque n'a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fonds pour remplir le vide du temps, sans ce que le vulgaire appelle des affaires. Il ne manque cependant à l'oisiveté du sage qu'un meilleur nom, et que méditer, parler, lire, et être tranquille s'appelât travailler.” [4]


Autrement dit, si notre planète se meurt, l’utopie consiste à croire qu’on arrêtera le processus en continuant à faire appel à des dirigeants. La seule manière de s’en tirer, si jamais c’est possible, c’est d’apprendre à se passer d’eux. (C’est ainsi qu’a vécu l’humanité durant la plus grande partie de son histoire). Les maîtres ne supprimeront jamais les esclaves pas plus que les riches n’aboliront la pauvreté. Macron a clairement affirmé (comme s’il en était besoin !) qu’il ne rétablirait pas l’ISF, que la question de son abolition n’était pas un sujet “sur les riches et les pauvres” et qu’il n’était pas contre les inégalités de salaire. Chantal Jouanno a déclaré benoîtement pour justifier son salaire, sans se rendre compte de l’obscénité de sa réponse, que les gilets jaunes auraient pu en discuter lors du “grand débat national” et dire en quoi il les choquait et que d’autres, les footballeurs par exemple, gagnaient un salaire infiniment supérieur (autrement dit, justifier un scandale par un scandale pire). À l’époque où François Ruffin n’était encore qu’un simple journaliste, il citait dans son livre La guerre des classes (Fayard, 2008) le milliardaire Warren Buffet, qui lui au moins avait le mérite de la franchise : “La guerre des classes existe, mais c’est nous, les riches, qui la menons, et nous sommes en train de la gagner”.


Dans sa réponse (excellente) à l’article de J.-B. Désert qui a provoqué l’idée Le “grand débat” : pourquoi pas aussi sur notre blog ?, Marc Durand remarque que la lettre de Macron ne parle pas des syndicats et appelle à “les remettre dans le jeu démocratique”. Or, à l’époque de la naissance du syndicalisme français, entre 1880 et 1914, le but de la CGT française, précisément, n’était pas d’entrer dans le “jeu démocratique”, mais d’édifier une contre-société qui prendrait la place de la société existante quand elle s’écroulerait. [5] Quand l’État s’est effondré en Espagne en 1936 (et il s’est effondré littéralement du jour au lendemain), non seulement les services publics ont continué de fonctionner comme si de rien n’était, mais les observateurs étrangers ont tous constaté qu’ils n’avaient jamais fonctionné aussi bien. C’est que la CNT avait tout pris en main car elle s’y était préparée de longue date (elle ne vivait que pour ça). Aujourd’hui, les syndicats ne servent qu’à mettre de l’huile dans les rouages du pouvoir quand la machine est grippée et à empêcher toute radicalisation de la base, c’est-à-dire, concrètement, à empêcher toute lutte de déborder du cadre prévu d’avance par le pouvoir. C’est ça qui gêne dans le mouvement des gilets jaunes : il n’a pas de représentant officiel et n’entre pas dans le cadre habituel, et pas  les violences dont les grands médias nous rebattent sans surprise les oreilles en bons chiens de garde des maîtres qui leur servent la pâtée. La violence est l’apanage et l’épine dorsale du pouvoir.


Armand Vulliet
 

 

[1] https://www.vigile.quebec/articles/gilets-jaunes-des-violences-policieres-jamais-vues-david-dufresne

[2] https://www.liberation.fr/planete/2019/01/20/oxfam-les-inegalites-entre-riches-et-pauvres-sont-un-choix-politique_1704227

[3] La Fontaine, “Le vieillard et l’âne”, in Fables, Livre VI, VIII.

[4] La Bruyère, Les Caractères, “Du mérite personnel”, 12.

[5] C’est peut-être ce que veut dire Marc Durand, vu le dernier paragraphe de sa réponse (que je partage entièrement), mais dans ce cas je trouve sa formulation malheureuse.

 

Publié dans Réflexions en chemin

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F
« La violence est l’apanage et l’épine dorsale du pouvoir ».<br /> Je partage tout à fait cette maxime. Cependant, je ne suis pas sûr qu’il ne s’agisse que de violences policières !. Dans notre « viscérocratie », il est de bon ton de mettre en exergue les violences que l’on subit, en omettant de souligner celle que l’on couvre. J’ai vécu 1958, 1968, deux mandatures à partir de 1981, et je note la permanence d’arguties basiques sur les « violences », dont on n’est, bien sûr jamais responsables. La somme de livres, conférences, articles de journaux, verbiages de plateau télé ou radio, est considérables, sans que se pointe à l’horizon le moindre soupçon d’éléments de réponse.<br /> « …Georges FOX, fondateur des quakers en 1652, est le premier objecteur de conscience des temps modernes. Après avoir insisté sur le principe de l'inspiration directe comme source unique de lumière et de vérité, il a été, à la suite d'une crise de folie d'un de ses disciples, amené à admettre le droit de l'assemblée d'exclure de son sein, toute personne qui persisterait à rejeter son jugement.<br /> Nous voyons ainsi, que toute communauté en voie d'accroissement exige un minimum d'organisation et oblige, un jour ou l'autre, à des sanctions contre ceux de ses membres qui menacent son intégrité… La société civile n'est donc, en cas de transgression, que le pouvoir de prévoir et d'appliquer des sanctions, c'est à dire de contenir, d'empêcher la violence par la contrainte. Et voilà la première contradiction apparente : tout État est obligé de contenir et d'empêcher la violence par la contrainte.<br /> L'anarchie étant dans un État le péril le plus redoutable, il est dès lors impossible de débrayer, une fois que la machine sociale est en route. Aussi bien, une révolution a, pour premier effet, de s'installer au pouvoir et de faire sentir toutes les rigueurs à ses ennemis… »… « … Et comme cette société est indispensable à l'existence, son fonctionnement ne peut s'interrompre. La police, les gardes-frontières, symbolisent visiblement cette présence contraignante du pouvoir et les sanctions qu'il réserve aux délinquants… » … « Dans tous les rapports humains, il faut donc prévoir une force capable de contraindre à la non-violence. C'est que (ni) l'homme, ni l'humanité, ne sont donnés comme des réalités accomplies. L'homme est encore, la plupart du temps, un singe qui s’aperçoit tout juste avec stupeur, révolte, désespoir ou affolement, qu'il n'en est plus un. Sans doute, la civilisation dispose d'un vocabulaire humanitaire, mais c'est pour se rassurer plus que pour s'engager. C'est à un psychisme infantile qu'obéissent la plupart des hommes…. » … (in « L’HEROISME DE LA NON-VIOLENCE » conférence au Couvent des Dominicains Paris- 1957- Maurice Zundel).<br /> En fait, au nom de quoi, voire de qui, un groupe humain s’arroge-t-il le droit d’imposer ses vues à un autre groupe humain ? Sur quels critères ? Pour quel Homme ? La persistance d’une organisation pyramidale, encore largement influencée par le mythe d’une divinité bienfaisante qui distribue gratuitement ses bienfaits sans effort de notre part, conduit à un délire collectif ou chacun essaie de tirer son épingle du jeu. Rien ne sera fait dans la confrontation, il serait bon que ceux qui tirent les ficelles (oh le complotiste !!) veuillent bien comprendre que s’ils arrivent à leur fin, ils vont se trouver en opposition, probablement sur d’autres critères avec ceux qui tirent les ficelles officiellement pour essayer d’éviter l’anarchie, seul issue possible aux minoritaires qui souhaitent les remplacer. Il est évidement utopique de croire que de tendre « l’autre joue » va nous faire entrevoir un début de solution, encore moins d’envisager une com-union entre nous ! Ce que l’on peut constater en ce moment dans le monde, c’est que ce genre de « victoire » aboutit à une longue chaine de migrants à l’errance éternelle, puisque cette chienlit est mondiale dans un désert spirituel voire culturel abyssal.<br /> PS Comme vous nous le proposiez, j’ai écouté David Dufresne. Je vous prie de ne point vous en offusquer, mais c’est un simple remake de ce que j’entendais dans la cours du lycée Ampère à Lyon en mai 1958.
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V
J’ai du mal à voir où vous voulez en venir. À part l’affirmation habituelle de tout homme de pouvoir (vous dites avoir exercé deux mandatures) que l’État est le détenteur de la seule violence légitime (avec le sous-entendu qu’elle implique, à savoir qu’il n’exerce que cette violence-là) et la menace du chaos s’il n’existait pas, j’ai le sentiment que vous ne considérez les gilets jaunes que comme des marionnettes dont des factieux qui veulent renverser le pouvoir et "s’arroge[r] le droit d’imposer [leurs] vues à un autre groupe humain" "tirent les ficelles". Inutile de dire que cette affirmation est gratuite. Et la "viscérocratie" que vous invoquez est le type même d’une invention créée pour les besoins de la cause et relève du registre de l’insulte, gratuite elle aussi. Un mouvement qui dure depuis plusieurs mois n'est pas un "caca nerveux", comme je l'ai dit à Robert Kaufmann.<br /> <br /> Pour ce qui est de la non-violence, il se trouve que, non-violent moi-même, un grand nombre de mes amis le sont. L’un de ceux-ci (mort en 1999) est entré dans la clandestinité en 1939. Comme il était hors de question pour lui de ne pas combattre le nazisme, il le fit, À SA MANIÈRE. Il fabriqua de fausses cartes d’identité (plus d’un millier), sauvant ainsi probablement de nombreux Juifs. Il ne se considérait pas comme un héros (je vois d’ici son œil pétiller de malice à l’idée d’un tel qualificatif !). Sa compagne, toujours vivante, poursuit son combat. C’était un athée militant dont le grand ami était juif, lui aussi athée militant. Un autre ami, tout aussi athée, fut objecteur de conscience pendant la guerre d’Algérie, en compagnie de nombreux chrétiens. Je ne vois aucun rapport entre la question de la violence ou de la non-violence et le mouvement des gilets jaunes. Qu’un mouvement social puisse entraîner un basculement vers le pire (la venue au pouvoir d’un gouvernement d’extrême droite), le risque n’est jamais exclu. Je suis trop vieux pour participer physiquement à ce mouvement, mais si je le pouvais je le ferais, comme je l’ai toujours fait : en essayant de l’orienter dans le sens qui me convient, celui de l’autonomie la plus large possible et de la réduction des inégalités sociales. Sans la moindre illusion et sans espoir. Mais je le ferais.<br /> <br /> Enfin, pour répondre à votre remarque sur David Dufresne, peu importe que Dufresne répète un discours tenu depuis déjà longtemps. L’important est que ce soit vrai. Et votre manière d’évacuer ce problème de la violence d’État en la mettant sur le même plan que des violences individuelles est trop téléphoné d’avance pour qu’on y accorde la moindre importance. Non, ces violences ne s’équivalent pas. Auschwitz n’est pas un point de détail dans un contexte de violence générale. Et si le mouvement débouche sur une droitisation de la société celle-ci sera exercée par un gouvernement en bonne et due forme, avec tout son appareil d’État. Les individus ont bon dos.<br /> <br /> Armand Vulliet