Démystifier « l’idolâtrie de marché »
Parmi les illusions que véhicule actuellement le débat politique, il y a trop souvent l’idée que le vivre ensemble se réduirait à une question de libéralisation maximum des acteurs économiques. Ainsi, des théoriciens de ce libéralisme nous expliquent que « la main invisible du marché » transformerait la recherche égoïste de l’intérêt individuel en vertu publique. Après l'âge théologique, nous devrions quitter celui du politique pour entrer dans le monde de la gestion. Le long travail toujours à reprendre de pensée, de lutte, d'éducation, de spiritualité vers la reconnaissance de la personne comme citoyen responsable irréductible à son clan, sa religion ou sa nation et acteur de fraternité se trouve dévalorisé. L'universalité du bien commun n'étant plus considérée, à travers son expression politique, comme au-dessus des intérêts particuliers, ceux-ci prolifèrent dans d’innombrables stratégies claniques et « lobbyistes ».
La société de la marchandise affiche avec clarté ses convictions profondes. Le jeu production-consommation doit suffire à épuiser la question du sens et de l'espoir qui se décline en « pouvoir d’achat » Non seulement production et consommation des choses, mais vision de soi-même comme quantité marchande à gérer à travers plans de carrières ou plus prosaïquement files d’attente au pôle emploi. Quant à la valeur du temps, les choses sont aussi très claires : « Time is money ».
Dans leur ouvrage L'Idolâtrie de marché, Hugo Assmann et Franz J. Hinkelammert, théologiens et sociologues ayant travaillé en Amérique latine dénonçaient, à la fin du siècle dernier, cette réapparition de la religion du destin à travers des impératifs de gestion économique soi-disant incontournables, ce qu’ils appelaient « la religion économique ». La fascination de l'argent produisant l'argent, conçue comme paradigme universel, n'est que la réédition du processus idolâtre contre lequel se sont toujours dressées les résistances spirituelles. Ce dévoiement de l’économie conduit à ce qu’ils appelaient : « la naturalisation de l'histoire. Il s'agit de faire apparaître comme naturel ce qui est le produit historique de l'action humaine » (1) Ils analysaient ainsi cette transformation de la science économique en religion du destin : « En s’arrogeant le rôle de donneuse de solutions, la science moderne a rendu plausible l’adoption, en son nom et comme uniques solutions viables, des réponses qui portent la marque d’un destin assuré et inéluctable. L’absence d’une théorie sociale sur les voies possibles d’une meilleure fraternité entre les hommes – ou l’absence de concepts adéquats de liberté et de bonheur dans le cas des sociétés complexes – a fait que l’on a cherché, en invoquant la rationalité scientifique, l’unique chemin praticable vers la liberté et le bonheur » (2).
Les manifestations de violence et de haine qui accompagnent le mouvement des « gilets jaunes », traduisent une révolte contre cette religion économique du destin. Ceci dit, comme l’exprimait le 6 janvier dernier Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT à l’émission Questions politiques de France-Inter : « il faut arrêter d’être naïfs et irresponsables dans un certain nombre de commentaires. On a en face de nous, pour un certain nombre de « gilets jaunes », des gens qui veulent renverser la démocratie, des gens d’extrême droite et peut-être d’extrême gauche. Dès le début j’avais dit qu’il y avait une forme de totalitarisme dans l’exercice de ce mouvement, on y est ! ».
Il est urgent d’inventer un art de vivre en société qui ne se limite pas à la coexistence, de moins en moins pacifique, de sinistrés de l’emploi condamnés au chômage, de travailleurs stressés vivant dans la crainte de perdre leur emploi et de rentiers suspendus aux mouvements erratiques des bourses mondiales. Cela suppose que nous démystifions « l’idolâtrie de marché ».
Bernard Ginisty
- Hugo ASSMANN et Franz J. HINKELAMMERT, L’idolâtrie de marché. Critique théologique de l’économie de marché. Éd. du Cerf, 1993, p. 79.
- Ibid., p. 139.