Une nuit du 4 août à l’envers est bien à craindre...
Un de nos fidèles lecteurs nous a adressé un long commentaire de l’article de Guy Roustang, La Révolution selon Macron, que nous avons choisi, pour en faciliter la lecture, de publier sous forme d’article, en lui donnant un titre qui nous a paru en exprimer assez bien la teneur.
G&S
« Nous en avions peut-être envie, mais certainement pas besoin. L’idée de justice sociale s’est imposée face à nos désirs personnels ».Tout l'enjeu est bien là, dans cette prise de conscience qui interpelle un capitalisme qui ne peut perdurer que s'il impose la logique exactement inverse : susciter des envies sans bornes. D'où l'incommensurable emprise de la publicité sous toutes ses formes sur nos sociétés – toutes de plus en plus déconnectées des besoins authentiques. Parce que la consommation que les heures quotidiennes d’exposition (il serait instructif de les dénombre !) des individus aux messages publicitaires de toutes sortes provoque, pour inutile, pour nuisible ou nocive qu'elle soit, individuellement et collectivement, doit nourrir la profitabilité sans laquelle l'économie capitaliste s'effondre. Et l’appétit d'hyper profitabilité qui s'exprime - au départ vraisemblablement par contrecoup des "chocs pétroliers- depuis les années soixante-dix, et de plus en plus violemment au fil du temps (les rémunérations justement évoquées des dirigeants du CAC 40 en sont une illustration au niveau de l'obscène), implique une excitation poussée au même degré à consommer de l'inutile et du dommageable.
Ceci n’étant avancé que pour souligner que cet article est le plus remarquable, le plus lucide et le plus complet qui à mon sens ait été donné à lire depuis que la victorieuse ascension d'Emmanuel Macron a commencé son parcours. Parce que l'analyse qui le soutient de la confrontation entre le système capitaliste, à son stade et dans ses caractéristiques actuelles, et la société française, et la prise en compte de l'impact de cette confrontation sur celle-ci en termes de fractures économiques, sociales, culturelles et territoriales, en termes de rupture du contrat social et du pacte républicain et de déconstruction de la nation, embrasse la totalité des maux et des menaces diagnosticables, couvre entièrement le champ où leur agressivité s'active. Parce que la clarté de la radiographie qui ressort de cette analyse donne tous les termes de l'alternative devant laquelle se trouve le projet macronien. Un projet dont il est montré avec raison, par la référence au discours de Versailles, qu'il n'est en rien méprisable.
Le discours (à peu près personne ne l'a perçu) était gaullien dans son inspiration - réunir les Français sur la France - et de par cette filiation très référencé au catholicisme social. Mais un projet dont les premières concrétisations confirment que si l'ambition sur laquelle il entend ainsi réunir les Français sur la France vise bien à ce que celle-ci épouse son temps, la séparation avec la référence gaullienne s'opère sur le constat qu'il s'agit non de rompre les sujétions qui nous soumettent à des diktats extérieurs, mais de se conformer à la pensée unique par laquelle le culte de l'économie de marché entend régir le monde. Et cette conformation ne laisse à l'évidence aucune place aux changements et aux restaurations qui conditionnent la réparation des déchirements de la société française et la conception d'un nouveau pacte social - qui ne peut pacifier les antagonismes, surmonter les désespérances et "refaire nation" que s'il prolonge et développe celui qui fut conclu à la Libération. Et qui a accompagné tous nos progrès pendant trois décennies (que l'on songe à cet égard à la loi de 1975 encadrant les licenciements collectifs ...).
Alors que l'alignement sur la mondialisation qui est au centre du projet économique du président de la République induit nécessairement de s'engager dans une voie complètement opposée, et qu'on ne voit pas en outre quel miraculeuse synthèse pourrait engendrer le génie politique pour résoudre une contradiction aussi flagrante. A titre d'exemple, est-il concevable, dès lors qu'on s'insère dans un modèle sociétal intégralement conformé par la religion ou l'idée fixe de la compétitivité, de restaurer un Etat protecteur - attribut qui a toujours fait la légitimité de ce dernier dans notre histoire -, et de retisser un réseau de services publics en mettant fin à la rétraction, à la paupérisation et la dénaturation de ceux qui n'ont pas encore basculé dans l'économie marchande, deux directions politiques dont dépend la prise en considération et la résolution des apartheids de diverses sortes qui ont fractionné notre République ?
Mais l'un des plus grands mérites de cet article est certainement d'avoir mis en lumière l'enjeu aujourd’hui fondamental entre tous pour cette République définie comme démocratique, laïque et sociale : aucune de ces revendications ne tient devant le niveau des inégalités auquel nous sommes revenus. D'abord parce que l'égalité – nous sommes censés le savoir au moins depuis Montesquieu – est le principe même de la démocratie. Ensuite, pour la raison qu'il n'est ni protection sociale ni capacité d'intégration, ou de réintégration, des exclus – ethniques ou ‘’juste’’ paupérisés – du savoir, de l'emploi et de la dignité citoyenne sans une politique de redistribution. Sur ce point, on renverra pour mémoire au contrat social réécrit en 1944-1945 à partir du programme du CNR (celui-là même dont l'idéologue en chef du patronat a naguère posé que son éradication, jusqu'à ces derniers vestiges constituait la priorité des priorités).
La théorie du ‘’ruissellement’’ qui est opposée à l'exigence de la redistribution mérite d'être inscrite tout en haut de la liste des inventions les plus fallacieuses que les nantis n'ont cessé de dresser face aux revendications de justice sociale. Encore est-elle peut-être dépassée à ce titre par les discours qui, sous des approches inventivement diversifiées (et avec des argumentaires dont l’article fait justice !), tendent à cantonner l'impôt républicain dans une contribution uniquement proportionnelle aux ressources (dont il va de soi qu’elle serait en outre indolore), en faisant disparaître la progressivité que le progrès de l'idée démocratique y a ajouté – ce qui serait une formidable retour en arrière, rien moins qu'aux conceptions qui habitaient les bourgeois de 1789 devenus législateurs. Or, pour autant que les concepteurs et les profiteurs de la mondialisation consentent à acquitter des impôts, leurs soutiens politiques ont-ils d'autre intention pour les y encourager que de leur apporter ce contentement additionnel à tant d'autres, que serait l'adoption généralisée d'une ‘’poll-tax’’? Si l'égalité est bien de l'ordre de la vigilance incessante et du combat permanent, l'impératif politique, face à nos divisions mortelles qu’ont creusé les inégalités, n'est-il pas tout au contraire de traquer celles qui ont leur source dans la fiscalité qui frappe les pauvres ?
À cet égard, la question est-elle de supprimer la taxe d'habitation, que les communes risquent de compenser, au moins en partie, par des taxations aussi iniques, ou de rendre juste cette contribution en lui donnant les ressources de chaque foyer pour assiette ? Et de décider, à travers la péréquation nécessaire, que sous réserve de sujétions particulières, sociales en premier lieu, toutes les communes de même catégorie disposeront du même montant de ressources par habitant.
Questionnement qu'il faut étendre au domaine de la fiscalité indirecte en son entier : la concernant, seules les taxes dissuasives de consommation et de comportements dangereux, malsains, polluants ; aliénants ou catégoriquement inciviques, notamment par leur caractère somptuaire, ont un sens (on rêvera à ces titres d'une taxation spécifique sur la "malbouffe" ou sur l'achat de véhicules dits sportifs ou de grand luxe ...). Et de proche en proche, on parviendra à l'idée qu’hors ces taxes dissuasives et de pénalisation, la seule contribution équitable, à quelque niveau que ce soit de l'action publique, réside dans une contribution proportionnelle et progressive assise sur les ressources et les patrimoines producteurs de celles-ci.
Une contribution équitable parce qu'elle corrige, répare et peut réduire continûment les inégalités sociétales. Et d'autant plus équitable que ses taux rejoindront ceux que l'article rappelle très utilement s'agissant de l’imposition qui fut en vigueur aux Etats-Unis entre Roosevelt et Reagan. Mais la préoccupation de l'égalité entre-t-elle dans le dessein et la philosophie politique d'Emmanuel Macron ? Tout incline à en douter, et là se tient probablement la réponse à la question : Nuit du 4 août ou son contraire ?
Lévy, 25 juillet 2017