Un texte inouï : le lavement des pieds de Jésus
Évangile de Jean (13,1-17)
UN ÉVÉNEMENT INOUÏ. Que reste-t-il des dieux vengeurs, des dieux terribles et autres dieux des armées quand le Fils honore ainsi ses amis en prenant la position d’un serviteur, en prenant la condition d’esclave ?
Ce « prenant la condition d’esclave », commentaire de Paul, surajoute à l’interpellation que le texte provoque. Avive et approfondit la confrontation interrogative que celui-ci impose. Interrogative d’abord factuellement, devant cette révolution de la hiérarchie entre le Maître et les apôtres. Et interrogative plus précisément des mobiles, non seulement vis-à-vis de ce Messie qui met en scène une nouvelle fois son « ... celui qui s'abaisse sera élevé », mais également vis-à-vis de l'auteur de l'évangile. Pourquoi ouvrir les quinze extraordinaires chapitres 13 à 17 qui forment le monument théologique de l'évangile-Jean, qui embrassent la place du Fils dans le Père, la vocation de l'Esprit et l'ensemble des annonciations sur l'intelligence de la foi, par cette cérémonie presque intime ? Dont la préparation et la gestuelle sont au reste aussi précisément détaillées que s’il s’agissait du rituel d'un repas juif.
Pourquoi ? Sinon sans doute parce que ce lavement des pieds tient chez Jean la place du récit de la Cène dans les synoptiques.
Inépuisable interrogation sur le choix opéré par l'auteur de l'évangile. Une interrogation qui enveloppe tout ce qui nous est intelligible dans le récit, tout ce qu'il nous a été appris à y trouver d’intelligible. Avec cette conséquence que nous nous surprenons à lire ce récit avec en arrière-plan le défilement du texte de la Cène : dès lors le « ... prenant un linge, il s'en ceignit » ne fait-il pas résonner en nous un « ... prenant le pain, il le rompit » ? Texte de la Cène qui vient rebondir encore sur le « … c'est un exemple que je vous ai donné, pour que vous fassiez, vous aussi, comme moi j'ai fait pour vous » qui se met en symétrie avec le « Vous ferez cela en mémoire de moi ».
Symétrie entre deux actes d'adieu du Messie, deux actes également fondateurs – interchangeables ? Interchangeables à ceci près que l'évangile-Jean contient une recommandation, une incitation divine à l'humilité du penser et du croire qui fait défaut dans le récit de la Cène (ce qui explique que la signification de celle-ci sera sur des siècles affirmée contradictoirement avec les armes de la tyrannie et dans des fleuves de sang). Un avertissement en quelque sorte de laisser le temps au temps qu’énonce d'emblée la bouche du Fils : « Ce que je fais, tu ne le sais pas à présent ; par la suite tu comprendras ». Ce par la suite renvoyant au temps où le Paraclet aura achevé son œuvre.
Oui un événement inouï. Un entrebâillement messianique sur l’inconcevable qui fonde l’Alliance renouvelée. Un inconcevable en deux dimensions que la Cène et le Lavement des pieds portent respectivement mais indissociablement : pour la première, en une symbolique de l’incorporation finale de la créature dans la transcendance qui l’a créée ; et pour le second, par la symbolique qui fait entrapercevoir le non-dimensionnel de l’amour du créateur pour sa création, et le dessein d’inscrire dans la mémoire humaine un geste qui a valeur d’épiphanie quant à la promesse que contient l’impossibilité pour la création de concevoir la notion d’infini qui s’attache à cet amour.
Didier Levy
13 avril 2017