Plaidoyer pour une présence bienveillante...
... auprès de la « génération numérique » des ados
« L’intérêt de Snapchat, c’est de pas faire d’efforts », « Tu peux envoyer plein de photos de toi : tu n’auras pas l’air de quelqu’un qui s’aime trop comme sur Facebook », « Personne te juge » : Adrien et Manon ont respectivement 13 et 17 ans. Comme les adolescents actuels (de 12 à 17 ans), ils envoient 50 à 80 Snapchats par jour en moyenne, ils possèdent leur propre ordinateur, utilisent à l’occasion la tablette familiale, téléchargent les films pour les copains ou les parents. Ils négocient leur forfait téléphonique sous condition d’une accessibilité illimitée par des parents généreux et rassurés. Ils appartiennent à cette nouvelle génération technophile des « digital natives » (Prensky, 2001) avec un taux d’équipement le plus élevé (96%). Ils bénéficient d’un équipement informatique équivalent à celui des cadres sans pour autant en justifier un usage professionnel. Que savons-nous réellement de leur mode de vie numérique, de leurs usages, des désirs et craintes qu’ils y expriment ? Ne point juger, mais comprendre. La réalité du rapport au numérique des adolescents souffre d’un certain nombre de préjugés et de malentendus de la part des adultes comme des plus jeunes. Cette réalité et ses usages soulèvent également des questions et des enjeux fondamentaux. Nous, les adultes, pourrions-nous interroger sur quatre aspects qui semblent fondamentaux afin de pouvoir comprendre et créer un accompagnement adéquat à leurs besoins : la construction et l’affirmation de leur identité ; les savoirs nécessaires et leurs usages ; leurs manières de communiquer et de s’exprimer ; l’apprentissage d’un usage responsable et heureux de leur liberté.
Qu’expriment-ils et comment les aider à s’approprier leur parole et leur identité sur les réseaux sociaux ? Comment la pudeur, la dignité, la sincérité et la bienveillance demeurent-elles des enjeux fondamentaux au cœur de leur existence numérique ? Quel impact l’expression numérique a-t-elle sur l’identité réelle d’Adrien et de Manon ? Sont-ils des rebelles comme le voudrait leur âge ? En réalité, ils ne sont guère différents de leurs grands-parents « baby-boomers » et de leurs parents pour et par lesquels furent également développés une industrie, des codes vestimentaires, un langage, des médias. Il ne s’agit plus de concert de rock’ n’ roll ou d’électrophones ; de walkman ou des premières Nintendo mais de tablettes, de portables et de réseaux sociaux. Ils représentent également le même espoir de changements et de progrès pour toute la société que leurs aïeux. L’enjeu de la construction de leur identité se situe plutôt dans la place considérable prise par le virtuel au sein de leur existence. Les jeunes n’ont plus accès à des objets techniques favorisant simplement l’action ou la communication ou le divertissement : ils naissent et grandissent dans un monde connecté en permanence dans lequel leur vie réelle est déjà projetée, partagée, commentée sur les réseaux sociaux ; à commencer par leurs parents, parfois dès leurs premières échographies.
Leur histoire s’exprime donc dès ses premiers moments à travers ce monde virtuel dans lequel ils devront apprivoiser une identité dont l’expression numérique les a précédés. Il s’agirait alors pour les adultes que nous sommes, non seulement de les accompagner dans l’accès et l’expression progressivement autonome de cette identité, mais aussi d’être capables d’interroger notre propre usage de leur image numérique : la mise en ligne et le partage des moments privés, familiaux, festifs, sportifs les concernant ne sont pas toujours précédés d’une réflexion sur la pertinence et la légitimité de sa mise en ligne vis-à-vis de nos enfants et adolescents plus ou moins consentants. Nous attirons souvent l’attention des adolescents sur le risque dans l’avenir d’un recrutement professionnel, de photos ou commentaires peu flatteurs, mais nous posons-nous la question de notre responsabilité dans leur surexposition virtuelle dès le berceau : l’album de famille n’est plus l’objet progressivement constitué à partir des « moments choisis » et feuilleté à l’occasion ; il est désormais mis en ligne de manière multiple, extrêmement dense et souvent anecdotique. Il suffit de parcourir une année de photographies postées sur un réseau social pour se rendre compte que cet « historique » ne fait pas pour autant sens ni même « Histoire ». L’appropriation de leur identité par les adolescents, comme pour les générations précédentes, tient essentiellement au partage réel par le vécu, la parole, le souvenir et la célébration familiale et amicale des « grands moments » personnels et communs. C’est à cette condition que leur identité prend sa forme humaine : dans le geste et la parole et non dans ses reflets numériques souvent narcissiques. Les aider à faire de leur expression virtuelle un art au service de leur personne et de leur humanité. Autrement dit, à trans-former la réalité pour poursuivre l’aventure humaine de recherche et d’expression de Soi par l’esprit comme l’entendait Hegel : « L'homme agit de cette manière, de par sa liberté de sujet, dans le but d'ôter au monde externe son caractère étranger et dans le but de ne jouir des choses que dans la mesure où il y retrouve une forme extérieure reflétant sa propre réalité. [...] Ce besoin de modifier les choses extérieures revêt différentes formes, jusqu'à ce qu'il arrive au mode de manifestation de soi-même, dans les choses extérieures, qui constitue l'art. » (in Esthétique, tr. fr. Bénard, Ballière)
Il est donc logique qu’ils se soucient grandement de leurs modalités d’expression dans un univers constitué d’une mise en images fréquente et systématisée par la vie familiale, sociale et commerciale. Dans ce monde de l’image, dont les adultes font un usage souvent excessif, l’imitation des pairs tient également une place importante dans la construction de leur identité propre. Adrien et Manon ne se perçoivent pas nécessairement de manière antinomique, par opposition ou dans la rébellion : au contraire, ils sont fortement épris de liens, aspirent à une forme d’existence solidaire et expriment un réel désir de partage. Néanmoins, leur existence du point de vue numérique relève paradoxalement d’un élément d’insertion et exclusion sociale : ils ont en effet un fort besoin d’autonomie et d’individuation mais sont constamment soumis à « l’effet de bande » dont ils peuvent être exclus aussi rapidement qu’ils l’ont intégré. Ils ont quotidiennement la possibilité de créer de nouveaux liens, de partager leurs émotions, leur intériorité mais ces échanges se vivent au rythme de l’immédiateté et dans une quotidienneté dont la banalité devient potentiellement ennuyeuse voire anxiogène. Leur existence numérique semble plus aisée à créer et dominer que leur identité réelle et quotidienne ; mais si elle implique une possibilité d’engagement et désengagement rapides, elle n’assure pas pour autant une stabilité favorable à l’affirmation de soi comme jeune adulte en devenir. Il apparaît donc urgent de les prévenir du caractère partiel de cette identité virtuelle : elle est constituée d’expressions momentanées, artificielles, subjectives, multiples et plus ou moins fidèles au vécu personnel et commun. Un ancien dicton britannique dit que l’on ne juge pas un livre à sa couverture : pourquoi les nouvelles générations devraient-elles juger et se juger sur le seul critère virtuel ? Nous devons donc les guider vers de nouveaux usages afin qu’ils s’affirment dans la communauté virtuelle en accord avec leur vie quotidienne, leur personne réelle. Cette image de soi doit se donner dans un souci de bienveillance, de sincérité mais aussi de modération envers eux-mêmes et les autres. De plus en plus d’application apparaissent qui leur permettent un usage humoristique et créatif de leur image virtuelle : possibilité de compilations, de détournement d’images commerciales, d’accompagnement de textes ironiques ou auto-dérisoires. Les applications © les plus plébiscitées sont Facebook, Instagram, Tumblr, Groupme, Snapchat, YikYak, Medium, Pinterest, WhatstApp...
Ces expressions virtuelles consciemment crées ne sont pas nécessairement nocives ou à vocation malveillante. Elles naissent d’un désir de divertissement et de complicité qui les marque d’un sens et d’une portée limités. Ces expressions restent inoffensives à la condition d’être produites dans le respect de l’autre et de soi-même, au même titre que tout acte et toute parole humaine : l’identité et ses expressions virtuelles sont soumises aux mêmes impératifs moraux universels. Enfin, ces identités ne sont pas forcément distinctes ou construites dans l’opposition. Parfois, elles se mêlent les unes aux autres et c’est peut être cette force de rencontres des identités diverses qu’offre à Manon et Adrien l’espace numérique. Le plus souvent, elles sont mises en ligne dans un désir sincère d’être partagées. Il s’agirait alors de les sensibiliser à la découverte de cette diversité ainsi qu’à son respect. L’expression de l’identité peut être un piège où leur narcissisme serait flatté, où la tentation de prendre identité radicale et nouvelle serait grande ; où elle deviendrait un espace clos et restreint. Mais elle peut, en les accompagnant et en leur donnant nous-mêmes l’exemple, devenir une occasion d’une créativité libre et joyeuse, d’ouverture à l’autre et de découverte de leur propre altérité. Les paroles de Jean-Pierre Vernant nous sont ici précieuses « Pour être soi, il faut se projeter vers ce qui est étranger, se prolonger dans et par lui. Demeurer enclos dans son identité, c'est se perdre et cesser d'être. On se connaît, on se construit par le contact, l'échange, le commerce avec l'autre. Entre les rives du même et de l'autre, l'homme est un pont.» (in La Traversée des frontières)
Penser cet espace virtuel non pas tant comme des connexions illimitées mais au contraire comme autant de ponts crées et possibles entre les hommes. L’étymologie du mot « réseau » (rétis) signifie « filet » ou « ouvrage formé d’un entrelacement de fils ». Cette notion récemment appliquée au champ social décrit également les circuits informatiques mais également les configurations neuronale, sanguine et nerveuse du corps. La vie nécessite donc ce tissage continuel adaptatif et créatif pour se créer et durer. Bergson nous dit que “L'être vivant est surtout un lieu de passage, et l'essentiel de la vie tient dans le mouvement qui la transmet.” (in l’Evolution créatrice) Ainsi la question de l’identité et de son expression relève donc d’une interrogation plus fondamentale qui est celle du Vivant qui implique conscience, choix et création de façon imprévisible et toujours plus complexe. L’expérience des adolescents de leur vie virtuelle doit donc répondre également à ses exigences. Elles ne sont ni spontanément, ni définitivement satisfaites : elles supposent expériences répétées, essais, échecs et succès. Mais dès lors qu’elles se réalisent de manière consciente et humaine, elles deviendront progressivement occasions d’une vie virtuelle saine et joyeuse. Bergson préciserait que « partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. »(ibid.).
Comment communiquent-ils ? Quels risques comportent leurs usages ? Comment les accompagner dans une expression plus riche de sens et créatrice de liens humains durables ? Qu’en est-il actuellement de la communication dans cette vie virtuelle adolescente ? Elle est effectivement riche de créativité et de diversité. Elle répond à des besoins communicationnels fondamentaux. Les modes de communication méritent également notre attention. La banalité précédemment évoquée, la pauvreté des contenus, les difficultés de verbalisation limitent sensiblement la qualité de leur communication. À cela s’ajoute un écart important entre l’usage scolaire et personnel de la communication numérique qui ne leur permet que rarement d’exploiter conjointement les compétences acquises. En effet, nous ne pouvons que regretter que les usages communautaires, ludiques, consuméristes et émotionnels de l’informatique et d’internet ne nécessitent pas de formation ou d’accompagnement : les adolescents se forment souvent seuls ou aidés de leurs pairs… en dehors d’un cadre critique et citoyen tel qu’il est mis en place et évalué au sein de l’école. La conséquence immédiate est que ces modes et compétences communicationnels deviennent indépendants et échappent à toute possibilité de développement bienveillant comme de vigilance de notre part leurs éducateurs.
Quelles compétences spécifiques possède la génération des « digital natives » ? En quoi diffèrent-elles des savoirs traditionnels ? Quels sont ses pièges et ses promesses ? Ces compétences ne sont donc pas nécessairement utilisées et partagées avec pertinence. Nous ignorons souvent comment elles ont été acquises et s’appliquent en dehors d’une évaluation objective ou pertinente. Il s’agirait alors de développer la définition, l’évaluation et l’application de ces compétences au sein du monde virtuel commun aux adolescents et aux adultes et de leurs enjeux dans la réalité sociale et commune. Ce savoir-faire ne peut être distingué du savoir être que nous prétendons leur transmettre et la question de l’efficacité technique n’est toujours pas distinguée de la fin ou du projet au service duquel elle doit s’exprimer. Ce n’est qu’à cette condition que les adolescents pourront exercer leurs compétences numériques de façon autonome, bienveillante et dans la reconnaissance possible de leurs savoir-faire au-delà de leurs pairs. Ceci supposerait un plus fort investissement de ces compétences dans des projets civiques et non plus seulement dans des jeux en ligne ou des réseaux sociaux à portée restrictive voire nocive. La question des risques d’addiction pourrait également être pensée à partir de cet usage solitaire et exclusif des compétences numériques (jeux vidéo). Il existe un réel désir des adolescents d’agir que nous devons entendre. Mais il faut également reconnaître une illusion commune aux adolescents et aux adultes concernant la maîtrise de ces « e-compétences ». Elles sont variables selon le capital socio-culturel inégal des adolescents ; surestimées et souvent exercées en l’absence de compréhension des enjeux existentiels et sociaux.
Pourquoi ne sont-ils pas autonomes bien que souvent libres dans l’usage qu’ils font du numérique ? Qui fait autorité dans leurs pratiques et comportements dans le monde virtuel ? Sommes-nous, adultes et parents, les mieux placés pour les conseiller, les guider ? Comment pouvons-nous les aider dans l’apprentissage de leur liberté et du respect des autres et d’eux-mêmes ? Nous devons en tant qu'aînés, les aider à adopter une distance critique par rapport à ces nouvelles techniques, à en discerner les enjeux, les chances et les risques pour ne pas en devenir dépendants. Sommes-nous à ce point des adultes et des parents dépassés ? Nous conservons pouvoir et responsabilité de notre rôle d’éducateur. Laisserions-nous un enfant seul avec un vélo ou bien l’accompagnerons-nous, à l’occasion d’une ballade commune, à l’exercice et la maîtrise de cet instrument de mouvements ingénieux et indéfiniment perfectible ? Ce vélo ne ressemblerait que peu à celui sur lequel nous avons acquis compétences sportives, humaines et liberté. Pourtant, nous aurions été capables de lui transmettre avec fierté l’essentiel nécessaire à sa maîtrise. Nous éprouverions de la joie de le voir en user au gré de ses projets ; accompagné de ses camarades et parfois de nous-mêmes. Progressivement, espaces et usages lui seraient laissés. Ce vélo prendrait une importance considérable mais très vite, sa valeur deviendrait relative aux actions et projets envisagés et enfin il finirait par faire partie de sa vie sans pour autant la résumer. En quoi la tablette, l’ordinateur ou le portable exigeraient-ils de notre part une présence et une occasion de partages différents ? Hannah Arendt nous dit qu’apprendre, « c’est reprendre à son compte quelque chose qui a été écrit bien avant soi mais l’ouvrir à un futur possible, un temps qui n’est pas encore présent. Il y a toujours un possible chez l’enfant de faire venir un sens nouveau : l’enjeu du traditionalisme c’est l ‘avenir recherche d’une appartenance pour se rapprocher des siens. »
Cette place de l’adolescent dans l’espace virtuel reprend le paradoxe de toute existence humaine : reprendre ce qu’on lui transmet dans le lien aux siens tout en créant son propre monde à venir… Notre présence dans son monde virtuel, bien que sous certaines modalités différentes de celle de ses amis ou professeurs, doit être maintenue. Elle pourrait s’exprimer sous la forme d’un partage de compétences, de discussions sur ses usages ou encore par la création de projets familiaux ou communs. Les dangers et les atrophies de leurs usages naissent peut-être lorsque la communication familiale et relationnelle proche est surpassée par la communication virtuelle. « Tout groupe humain prend sa richesse dans la communication, l’entraide et la solidarité visant à un but commun : l’épanouissement de chacun dans le respect des différences. » nous confiait avec sagesse Françoise Dolto. Manifester la confiance ; éveiller en eux le désir d’agir, de communiquer et d’exister en sorte qu’ils puissent augmenter avec l’autre le nombre des choix possibles et bienveillants. Alors, nous pourrions sans peurs, rire avec Adrien de son nouveau post de Mamie grâce à Snapchat ou traverser avec Manon quelques-uns de ses ponts de notre monde virtuel… Et, comme nous y invite Epicure « Tout, d’un seul coup, le donner, le lui donner, le lui planter entre les mains dans un éclat de rire, dans une générosité. » Puis éteindre l’ordinateur, et partir ensemble découvrir à vélo l’ancestrale garrigue…
Valérie Dufayet