On nous a volé nos papiers de famille !

Publié le par Garrigues et Sentiers

Expression appartenant à mon père Jacques Viard dont cet article voudrait prolonger la pensée.

La guerre d’idée fait rage en France depuis des années, entre les nouveaux gauchistes et les nouveaux réactionnaires pour emprunter ces appellations simplistes et provisoires. Ce débat est nouveau parce qu’il fait passer à l’arrière plan la question classique de l’organisation du travail au profit de celle de l’identité nationale. Après la colonisation et la décolonisation, nous vivons en effet le dernier épisode d’un drame en trois actes : le postcolonial, marqué par la présence sur le territoire national de populations de plus en plus nombreuses issues des anciennes colonies. Où placer le curseur dans le débat dont les pôles sont la nation et l’altérité postcoloniale ? Mon propos sera beaucoup moins d’intervenir dans ce débat que d’en souligner le manichéisme et d’en rechercher les causes.

Je dirai d’abord que la question de l’identité nationale est mal posée d’emblée par l’article défini singulier. L’identité nationale française est plurielle par nature, en tout cas depuis deux siècles. Le combat constitutif de la Révolution entre la France démocratique et la France hiérarchique n’est pas encore clos, en particulier sur les chapitres de la famille ou de l’éducation. L’idéal organique qui fut celui de l’Action Française nourrit encore des nostalgies anti-individualistes. Au sein de la France démocratique elle-même, le débat n’est pas clos non plus entre des Montagnards et des Girondins, entre les centralisateurs et les libéraux, en particulier sur la grande question de l’organisation du travail.

L’oubli du socialisme républicain

Mon idée est que le manichéisme de la polémique actuelle vient beaucoup de l’amnésie de la tradition la meilleure, celle de la république sociale ou du socialisme républicain, les deux expressions sont finalement synonymes. Là est le meilleur de ce que la France moderne a produit et un débat sur notre identité qui n’en tient pas compte est un débat faussé.

Pierre Leroux, Louis Blanc, Georges Clemenceau, Jean Jaurès, Marcel Mauss ne furent que les personnalités les plus fécondes, les jalons les plus marquants d’un vaste mouvement collectif qui commença après 1830 pour mourir au début du XXe siècle, submergé par la vague du marxisme-léninisme. Le socialisme républicain français fut moqué comme utopique, impuissant, sentimental et petit-bourgeois. Les 44 systèmes inspirés par le marxisme-léninisme ont beau avoir échoué sans exception sous toutes les longitudes et sous toutes les latitudes, en d’autres termes, la preuve par l’histoire a beau avoir été administrée que ce qui se paraît du nom de Science n’était qu’une Utopie, la réévaluation qu’il aurait été juste de faire en faveur du socialisme républicain français n’a pas été vraiment accomplie. Il y a sans doute beaucoup de folie dans le fouriérisme, dans le saint-simonisme, dans les improvisations du printemps 1848, il n’empêche que le foisonnement d’idées qui s’est produit sous la Monarchie de Juillet contient un trésor caché. On nous a volé nos papiers de famille !

Les premières critiques de l’économie politique sont nées en France autour de 1830 dans l’Église saint-simonienne et dans les cercles néo-républicains, à peine précédées par les réflexions de Robert Owen en Angleterre. Les saint-simoniens analysèrent dès 1825 la lutte de classes, l’exploitation des prolétaires par les propriétaires et inventèrent le socialisme, moins le mot, en remettant les moyens de production entre les mains d’un Parti connaissant la Vérité. Marx et Lénine sont leurs héritiers. Il manquait la Liberté. Les Républicains de 1830 répudièrent les moyens violents dont avaient abusé leurs ancêtres de 1793 et firent du suffrage universel leur drapeau. Il revient à Pierre Leroux d’avoir exhumé la Déclaration des Droits de 1793 ainsi que la devise Liberté, Égalité, Fraternité, et d’avoir fait la synthèse des deux courants de contestation du nouvel ordre bourgeois : le saint-simonisme planificateur et le républicanisme de la forme, et d’avoir, selon son expression, mis « le socialisme dans la république et la république dans le socialisme ».

L’apport le plus incontestable de la Première République, c’est la Déclaration des Droits de l’Homme. Dupont de Nemours disait devant l’Assemblée Constituante le 8 août 1789 : « Il s’agit de la loi fondamentale des droits de notre nation et de celle des autres nations qui doit durer autant que les siècles. » Ce qui faisait dire à Thomas Jefferson que « tout homme a deux patries, la sienne et la France ». Il est écrit dans la Constitution de 1793 que « le peuple français donne asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté. » Ce rappel sera utile pour tous ceux qui voient dans la République un principe nationaliste étriqué.

Très méconnue, la synthèse réalisée par le mouvement initié par Pierre Leroux importait donc les Droits de l’homme, le suffrage universel et les formes constitutionnelles et législatives dans le socialisme. Réciproquement, le programme de la république démocratique et sociale importait le socialisme dans la république. Cette tradition perdura de 1793 à 1917, témoins ces mots de Jaurès :

Il y a en France un immense parti socialiste qui s’appelle tout simplement le parti républicain. La Révolution a été socialiste dans l’organisation de la famille quand elle a presque supprimé la liberté de tester du père de famille. La République a été socialiste dans l’organisation de l’Enseignement public. La Convention avait institué des écoles primaires gratuites, mais encore dans chaque chef lieu de département, des écoles secondaires gratuites qui portaient le nom d’Écoles centrales. La République a été socialiste dans l’administration de la chose publique. La Convention avait ordonné d’immenses travaux d’assainissement et avait chargé de rebâtir les villages de France composés presque partout de misérables huttes. La Révolution a été socialiste dans sa conception de la propriété.1

La Révolution de 1848 fut un échec après le drame de Juin et après le coup d’État du 2 décembre. Il n’empêche qu’au printemps 48, la Commission du Luxembourg présidée par Louis Blanc avait jeté les bases de l’État Providence, de ce que nous appelons législation du travail et Sécurité Sociale, que Léon Blum et le général de Gaulle mirent en pratique un siècle pus tard.

Paru en 1840, le livre de Louis Blanc, Organisation du travail, est certainement le projet le plus abouti et qui eut un retentissement considérable, faisant l’objet de neuf rééditions en dix ans. Blanc proposait de mettre en concurrence la propriété privée avec des ateliers sociaux autogérés créés par des emprunts d’État, dont les bénéfices seraient répartis en trois parties : salaires des associés, secours social, réinvestissement. On voit donc que la propriété n’est pas supprimée et les associés des différents ateliers seraient intéressés aux bénéfices de façon individuelle. Blanc reprenait aux saint-simoniens l’expression organisation du travail mais il refusait la planification complète que ceux-ci prévoyaient un siècle avant Lénine. Blanc se battait sur un double front, contre les républicains du National qui ne s’intéressaient qu’aux mesures politiques et contre les communistes qui méprisaient les droits politiques. Les idées de Blanc et de Leroux ne sont pas sorties de deux cerveaux imaginatifs, mais d’un large mouvement collectif mis en marche à l’automne 18302, lui-même greffé sur les projets de la Première République, qui s’exprima dans des dizaines de journaux malgré la censure, et qui s’intéressait à maintes questions sociales, la gestion des chemins de fer par l’État, la limitation du temps de travail, la réforme de la fiscalité et du crédit, le droit à l’association de production ou de secours, les grands travaux, l’éducation, le système pénitentiaire, la condition de la femme et le rétablissement du divorce, l’abolition de l’esclavage. Victor Schœlcher faisait partie de l’équipe.

Ajoutons que la devise Liberté Égalité à laquelle Robespierre avait ajouté Fraternité en 1790 était tombée en désuétude après la Terreur, l’Empire et la Restauration. Leroux en assura le sauvetage en 1834 mais il ne réussit pas, en 1848, à faire « mettre la Fraternité au centre ». L’anthropologie de Leroux repose en effet sur l’idée que le socialisme absolu est aussi contraire à la nature de l’homme que l’individualisme absolu3. La devise de 48 n’est donc pas un logo ornemental : son triangle équilatéral parfait est un programme politique complet : la liberté et l’égalité doivent s’équilibrer l’une l’autre et ne réussiront à le faire que dans une ambiance de fraternité qui n’est autre que l’esprit républicain.

Cette anthropologie réaliste sera celle de Marcel Mauss, ce collaborateur de Jaurès, observateur sympathisant de ce qui se passait à Moscou en 1917 mais qui exprima avant Boris Souvarine, dès 1921, la première critique du système soviétique, celle qu’on peut lire pour imaginer ce que Jaurès aurait pensé de la révolution bolchevique. Il critiqua sévèrement la suppression de la petite paysannerie, du petit artisanat et du petit commerce ainsi que des institutions villageoises vivantes en Russie. « Loin que le socialisme soit un adversaire de la propriété individuelle comme le communisme utopique l’a toujours été et l’est encore, écrit Mauss, il la suppose. »4 Dans son Essai sur le don, il équilibra les dons et les contre-dons avec un équilibre qui fait écho à celui avec lequel Leroux équilibrait la liberté et l’égalité. Ce n’était pas, de la part de Mauss, l’effet d’une décision personnelle mais le résultat de l’observation ethnographique des usages de l’humanité. La conclusion de l’Essai rejoignait l’actualité de 1923 :

L’excès de générosité et le communisme seraient aussi nuisibles [à l’individu] et seraient aussi nuisibles à la société que l’égoïsme de nos contemporains et l’individualisme de nos lois. Il ne faut pas souhaiter que le citoyen soit ni trop bon et trop subjectif, ni trop insensible et trop réaliste. Il faut qu’il ait un sens aigu de lui-même, mais aussi des autres, de la réalité sociale. [...] Cette morale est éternelle. Elle est commune aux sociétés les plus évoluées, à celles du proche futur, et aux sociétés les moins évoluées que nous connaissions. Nous touchons le roc.5

Les vicissitudes de la République

La République a deux blessures au côté droit. 1- Elle a colonisé l’Afrique du Nord, une partie de l’Afrique noire et le Tonkin. 2- Elle a été aboulique devant la montée du fascisme, laissant Mussolini envahir l’Éthiopie, Franco envahir l’Espagne et Hitler envahir les Sudètes. Heureusement que de Gaulle a sauvé l’honneur. La première faute fut préméditée ; la seconde est une faute par omission.

La France s’est cru le peuple le plus juste de la terre. Chateaubriand le reconnaît comme Stendhal à propos de la campagne d’Italie : « Nous allions l’épée dans une main et les droits de l’homme dans l’autre. »6 Le propre de la République est d’avoir supprimé races, castes et tribus, et proclamé l’égalité de tous, blancs, noirs, juifs, protestants, catholiques, nobles, roturiers, bretons, provençaux, aînés, cadets. Après avoir par deux fois aboli l’esclavage, la République entreprit de civiliser le monde, non sans une grande exaltation. Tel était l’état d’esprit de Jules Ferry.

On peut faire du colonialisme un bilan en partie double et faire valoir à l’actif les écoles, les hôpitaux, les routes, les chemins de fer, etc., il restera toujours un vice de principe : on n’entre pas dans la maison des gens sans frapper, surtout pour y faire la loi sur un ton autoritaire et méprisant ! Raymond Aron résume cela en disant : « Un empire édifié par un pays qui se réclame de la démocratie est à notre époque déchiré par une contradiction à laquelle il ne résistera pas longtemps. »7

Juin 40 et Vichy du côté du pacifisme, Dien Bien Phu et la Bataille d’Alger du côté du colonialisme : lourd fut le prix à payer dans les deux cas. Où eut lieu la Résistance aux errements de la République ? De Gaulle a sauvé l’honneur de la France contre Hitler. Clemenceau et Jaurès, ces représentants de la République sociale, fustigèrent la colonisation.

Clemenceau, 1885 : Les races supérieures ont sur les races inférieures un droit qu'elles exercent et ce droit, par une transformation particulière, est en même temps un devoir de civilisation. Voilà, en propres termes, la thèse de M. Ferry et l'on voit le gouvernement français exerçant son droit sur les races inférieures en allant guerroyer contre elles et les convertissant de force aux bienfaits de la civilisation. Races supérieures ! Races inférieures ! C'est bientôt dit. Pour ma part, j'en rabats singulièrement depuis que j'ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d'une race inférieure à l'Allemand. Depuis ce temps, je l'avoue, j'y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou civilisation inférieurs ! Race inférieure, les Hindous ? Avec cette grande civilisation raffinée qui se perd dans la nuit des temps ! Avec cette grande religion bouddhiste qui a quitté l'Inde pour la Chine, avec cette grande efflorescence d'art dont nous voyons encore aujourd'hui les magnifiques vestiges ! Race inférieure, les Chinois ? Avec cette civilisation dont les origines sont inconnues et qui paraît avoir été poussée tout d'abord jusqu'à ses extrêmes limites. Inférieur Confucius ? 8

Jaurès, 1896 : « La politique coloniale est la conséquence la plus déplorable du régime capitaliste qui est obligé de se créer au loin, par la conquête et la violence, des débouchés nouveaux. Dans toutes les expéditions coloniales, l’injustice capitaliste se complique et s’aggrave d’une exceptionnelle corruption : tous les instincts de déprédation et de rapine, déchaînés au loin par la certitude de l’impunité, et amplifiés par les puissances nouvelles de la spéculation, s’y développent à l’aise : et la férocité sournoise de l’humanité primitive y est merveilleusement mise en œuvre par les plus ingénieux mécanismes de l’engin capitaliste »9.

Conclusion

Le socialisme républicain représente la meilleure composante de la tradition française. Il en est aussi la plus méconnue puisque la gauche marxiste pendant tout le XXe siècle et au delà collabora avec la droite, qu’elle soit libérale, colonialiste ou collaboratrice pour en effacer la mémoire. Quelle importance, dira-t-on, maintenant que la France a échappé aux périls nazi et soviétique et que les Français vivent sous le parapluie de l’État-Providence ?

Il se pourrait que le néo-libéralisme succédant à la chute du communisme nous ramène aux conditions de 1830. L’histoire des deux derniers siècles nous a appris que l’individualisme propre à la modernité provoquait les pires réactions totalitaires. L’islamo-fascisme actuel pourrait être un nouvel avatar de cette vérité. Le grand vent de la mondialisation expose donc la République française, comme les autres nations, aux deux menaces conjointes de l’ultra-libéralisme et du totalitarisme islamiste. Où chercher nos ressources, sinon dans ce que nous avons de meilleur, la tradition du socialisme républicain ?

Pourquoi tant parler de tradition quand on s’appuie sur une révolution, celle de 1789 ? Mais parce que deux siècles et davantage, cela permet de construire une tradition et parce que cette tradition constitue le meilleur fil à plomb dont nous disposions pour les raisons historiques et anthropologiques qui ont été dites. C’est en infraction avec ses propres principes que la République a fauté, comme le remarquait Raymond Aron. Ce n’est pas de moins de République que nous avons besoin, c’est de davantage d’esprit républicain ! Cet esprit s’est réveillé les 10 et 11 janvier 2015, la place de la République est devenue un nouveau lieu de culte, mais les divisions et les accusations ont bien repris à propos de lois sécuritaires. On terminera sur deux truismes : Pas de République sans esprit républicain et Pas de fraternité sans paternité. Mais notre République a congédié Dieu le Père sous le nom de laïcité et son premier geste fut de guillotiner notre roi. Nous ne sommes pas des enfants trouvés pour autant, comme a essayé de le rappeler cette brève évocation de l’œuvre de nos Pères fondateurs.

Bruno Viard

1 - Jean Jaurès, La Dépêche de Toulouse, 22 octobre 1890.
2 - Sur ce sujet : Quand les socialistes inventaient l’avenir (1825-1860), par un collectif de 28 historiens, économistes et philosophes dirigé par Thomas Bouchet, Vincent Bourdeau, Edward Castleton, Ludovic Frobert et François Jarrige, La Découverte, Paris, 2015.
3 - Pierre Leroux, De l’Individualisme et du socialisme dans Anthologie de Pierre Leroux inventeur du socialisme par Bruno Viard, Le Bord de l’eau, 2007.
4 - Marcel Mauss, Écrits politiques, Marcel Fournier, Fayard, 1997, p. 261.
5 - Marcel Mauss, Essai sur le don, PUF, 2007, p. 263-264.
6 - Chateaubriand, Les Mémoires d’outre-tombe, Le Livre de poche, tome II, p. 80.
7 - Raymond Aron, Espoir et peur du siècle, cité par Michel Winock, Le Siècle des intellectuels, Seuil, 1997, p. 649.
8 - Ferry et Clemenceau, Discours devant la Chambre des députés, 31 juillet 1885.
9 - Jean Jaurès, La Petite République, cité dans le blog de Jérôme Pelissier, Jaurès et le colonialisme : de l'acceptation à l'opposition, Mediapart, 7 janvier 2015.

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