La laïcité devient-elle antireligieuse ?

Publié le par Garrigues et Sentiers

Aujourd’hui, et notamment par la voix 
du Premier ministre Manuel Valls, s’exprime 
une défense de plus en plus intransigeante de la laïcité. Le sociologue Philippe Portier, directeur d’études à l’École pratique 
des hautes études (Paris-Sorbonne), retrace pour Pèlerin 
l’histoire troublée de la laïcité. 

La laïcité est-elle une valeur ?

La laïcité est une opération d’ordre juridique qui permet aux individus de vivre librement leur foi, ou leur conviction d’incroyance.
Elle suppose la rupture avec un ordre marqué par la domination d’une force religieuse qui viendrait nous imposer une façon unique de penser, sentir ou agir. L’idée de laïcité est donc née d’une valeur : celle de l’autonomie du sujet, portée par les Lumières aux XVIIe et XVIIIe siècles.

La laïcité suppose-t-elle d’exclure la religion de la société ?

Il faut faire un détour par l’Histoire. Dans la loi de 1905, le régime de laïcité est caractérisé par une séparation stricte entre sphère privée et sphère publique.

▶ Retrouvez le texte de loi sur la séparation des Églises et de l’État (1905) ICI.
Mais ces deux sphères n’avaient pas les mêmes limites qu’aujourd’hui. La sphère privée, au début du XXe siècle, c’est l’espace de l’intime, mais également la voie publique, les commerces, les salles de spectacles…
Ce que nous appelons aujourd’hui « espace public » devait, dans l’esprit des républicains qui ont voté la loi de 1905, rester ouvert à la possibilité de l’expression religieuse. Seuls les locaux abritant les services de l’État et le travail des fonctionnaires étaient soumis au principe de neutralité. Partout ailleurs, régnait la liberté la plus large, sauf atteinte à l’ordre public.

Tout cela semble avoir été remis en cause…

L’interdiction du voile à l’école en 2004 change les choses. Les élèves, pourtant usagers du service public, sont soumis au principe de neutralité auparavant réservé aux agents de l’État. La frontière privé/public est progressivement remise en cause : la loi de 2010 interdit aux femmes voilées intégralement de dissimuler leur visage.
Cette obligation de se découvrir hors des locaux de l’État (dans la rue, dans les commerces…) est une incursion de l’État dans des espaces auparavant laissés à la liberté individuelle.
En 1905, le député Charles Chabert (radical-socialiste) voulait interdire la soutane, au motif qu’elle portait atteinte à la dignité humaine et était un signe permanent de prosélytisme. Sa proposition n’est pas passée à la Chambre des députés. Aujourd’hui, du fait d’un brouillage des frontières entre sphères publique et privée, la valeur de la conformité l’emporte sur celle de l’autonomie.

Les exemples que vous prenez concernent l’Islam. Est-ce face à cette religion que la laïcité a changé ?

En 1985, le Figaro Magazine publie un dossier sur l’immigration : « Serons-nous encore français dans trente ans ». La hantise de « l’expansion musulmane » ne devient massive que dans les années 1990, sur fond de chômage persistant. Deux types d’événements vont radicaliser les discours politiques : la fatwa de l’ayatollah Ruhollah Khomeini contre le romancier Salman Rushdie (auteur des Versets sataniques) et toute une série d’attentats terroristes (Madrid, Lyon, Paris, New York…).
Des revendications nouvelles apparaissent également. Elles viennent du lieu même de l’unité française : l’école. Les jeunes filles qui revendiquent de porter le voile en classe déstabilisent un imaginaire de l’universel scolaire. Nous sommes à la fin des années 1980.
En dehors de ces revendications pacifiques, le fait que des attentats en France soient fomentés par des musulmans éduqués dans le système français conduit l’opinion publique à s’interroger sur le modèle d’intégration républicain et sur la capacité des musulmans à intégrer la société française.
C’est à ce moment-là que la définition de la laïcité, autrefois libérale, prend une autre dimension. Je dirais qu’elle se culturalise autour de cette conviction : l’accueil des musulmans nécessite qu’ils se séparent de la part de leur culture qui ne serait pas en phase avec la culture nationale.

Comment cela se traduit-il en politique ?

Dès le début des années 1990, intellectuels réputés à gauche et hommes politiques de droite développent cette approche « culturaliste » de la laïcité. S’exerce aussi, à partir des années 2000, la pression du Front national (FN), qui reprend à son compte l’idée de laïcité pour imposer silence et discrétion à la minorité musulmane, tout en défendant les traditions chrétiennes de la France.
Le droit est affecté par cette évolution : de nombreuses propositions de loi visent aujourd’hui à neutraliser les entreprises privées et les universités.

Va-t-on vers un renforcement de cette vision de la laïcité ?

Oui, mais face à cette tendance existent des résistances. Il est plus facile de construire des mosquées aujourd’hui que dans les années 1980.
La reconnaissance de l’islam par l’État est aujourd’hui financière (financements indirects, prêts de terrains, exemptions d’impôts), symbolique (plus large place accordée dans les programmes scolaires) et politique, par la création d’instances représentatives comme le Conseil français du culte musulman (CFCM)  .

Ces instances de dialogue avec la puissance publique n’entretiennent pas un rapport de servilité avec l’État. Il y a aujourd’hui une inflexion sécuritaire et identitaire, mais nous sommes encore dans un modèle fondé sur un partenariat libéral entre l’État et les religions. Basé notamment sur le droit d’association, ce modèle vaut pour les chrétiens, les juifs et les musulmans.

Mikael Corre pour Pelerin

Publié dans DOSSIER LAICITE

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