Le monde spirituel des Navajo

Publié le par Garrigues et Sentiers

Chacune des quelque 560 tribus amérindiennes reconnues par l’État fédéral américain a sa culture, sa cosmologie et sa religion, sans compter les tribus qui n’ont jamais signé de traité. Si les tribus des Plaines, comme les Lakota, les Cheyenne ou les Comanche s’adressent au Grand Esprit, au Créateur, ce n’est pas le cas des Navajo. Arrivés du Nord-ouest du continent dans le Sud-ouest américain entre le XIIIe et le XVe siècle, ces migrants ont trouvé les Pueblo, des groupes sédentaires, installés là depuis longtemps. Ils ont adopté certaines de leurs coutumes et une partie de leur spiritualité.

Le monde spirituel des Navajo

En dépit de l’influence de la société majoritaire sur leur culture, un grand nombre de Navajo est toujours très attaché à leur philosophie traditionnelle et à leur système cérémoniel. La réserve de la nation navajo, qui s’étend sur une partie de l’Arizona, du Nouveau-Mexique et de l’Utah, a un climat aride ou semi-aride, dans de magnifiques paysages de montagnes et de canyons, où les quelque 300 000 membres de la tribu révèrent un grand nombre de lieux sacrés. Le fait qu’il n’y a pas de mot en langue navajo qui traduise le concept de religion indique que la spiritualité est inséparable de la vie quotidienne. De nombreux Navajo rejettent le concept de religion parce que les religions qu’on a essayé de leur imposer étaient dogmatiques et mettaient l’accent sur un salut dans un monde bien éloigné de leur environnement. On ne peut néanmoins pas nier l’influence de cette christianisation forcée sur certains. Elle est perceptible dans ce que déclare Carl Gorman, professeur et artiste navajo :

Certains chercheurs ont écrit que nous n’avons pas de Dieu Suprême ; ils pensent cela parce qu’on ne peut pas le connaître. C’est simplement le Pouvoir Inconnu. Nous l’adorons à travers sa Création. Nous sommes trop insignifiants pour nous adresser directement à une Puissance incompréhensible par l’homme. La Nature nous inspire, et nous l’approchons par cette part de lui qui nous est proche. Nous pensons qu’il est partout dans sa Création. Comme tout dans l’univers contient une partie de son intelligence, nous ne pouvons qu’avoir du respect pour toutes les parties de la Création.

Dans la vie quotidienne, il n’y a donc pas de Grand Esprit unique, mais de nombreuses entités, les Diyin Dine’é, que l’on traduit généralement par Êtres Sacrés. Ils sont « sacrés », non pas au sens de perfection morale, mais parce qu’ils sont puissants et mystérieux. Les mythes navajo racontent les aventures de ces êtres puissants dont il faut s’attirer les bonnes grâces par des cérémonies et des offrandes.

L’essence des Diyin Dine’é est la connaissance et, en un sens, la sagesse, qui leur permettent d’agir sur l’avenir, par l’intermédiaire de rituels. Les principaux Êtres Sacrés sont Premier Homme, Première Femme, Coyote (le Décepteur), Dieu-qui-parle et Dieu-qui-appelle, les quatre lumières cardinales (la lumière blanche de l’aube à l’est, le bleu du milieu du jour au sud, le jaune du crépuscule à l’ouest, et le noir de la nuit au nord. Ce sont ces créatures qui ont émergé au Monde de la Surface (notre monde), qui ont accompli la première cérémonie de bénédiction et qui ont fait que le monde est comme il est.

La déité la plus aimée est Femme Changeante, ainsi nommée parce qu’elle représente le pouvoir de renouveau inhérent à la terre : c’est une ravissante jeune fille le matin, une femme épanouie le midi, et une vieille femme le soir, pour être à nouveau jeune le lendemain matin. Elle est le seul Être sacré à être toujours bienveillant et favorable aux hommes. Immédiatement en ordre d’importance après Femme Changeante vient son mari, le Soleil, dont le symbolisme est omniprésent. Il a confié ses armes à leurs fils, les Jumeaux sacrés, afin qu’ils débarrassent la Terre des monstres qui la ravageaient. Leurs aventures mythiques offrent un modèle de conduite aux jeunes Navajo en période de guerre. Grâce à l’aide de leur père, ils réussirent à détruire les monstres, à l’exception de quelques-uns : la faim, la misère, la vieillesse et la saleté survécurent, car ils purent prouver qu’ils avaient leur utilité dans la vie humaine. Les exploits des Jumeaux sont encore visibles dans des paysages, considérés comme sacrés ; ainsi, les champs de lave sont le sang séché des monstres qu’ils ont tués.

Tels qu’ils sont décrits dans la tradition orale navajo, les Êtres Sacrés ressentent les mêmes émotions que les hommes : l’inquiétude, la jalousie, la colère et la joie. Des liens claniques les rattachent aux habitants de la terre. Les religions occidentales tendent à établir une nette différence de nature entre les dieux et les hommes, ce qui n’est pas du tout le cas pour les Navajo. Les Êtres Sacrés ne sont jamais décrits comme des créatures parfaites parce que nous ne sommes pas parfaits non plus. Ils incitent les hommes à tendre à la perfection, mais aussi à être compatissants et patients s’ils n’y parviennent pas.

D’un point de vue occidental, on pourrait dire que les « rituels » navajo sont des techniques socio-économiques, c’est-à-dire des techniques pour obtenir de la nourriture, restaurer la santé, ou simplement pour survivre. Mais ces techniques tendent également à obtenir de quoi organiser des cérémonies coûteuses. Dans les sociétés « blanches », la religion a aussi ses aspects économiques et sociaux : le mariage célébré à l’église crée une nouvelle unité sociale et économique, la famille ; le fait de jurer sur la Bible garantit la sincérité des témoins. Cependant, la vie quotidienne dans la société majoritaire est essentiellement séculière. Pour les Navajo, la vie est un tout, habité par des forces surnaturelles, toujours présentes, et éventuellement menaçantes.

Les Êtres Sacrés ne sont pas aussi loin des hommes que le Dieu chrétien. Durant les cérémonies, qui sont en général des rites guérisseurs, ils sont présents, même si on ne peut pas les voir. Les Navajo expliquent qu’au début des temps, Premier Homme et Première Femme, avec les autres êtres Sacrés, ont créé le monde, la végétation, les animaux et les hommes, appelés les ”Êtres de la Surface de la Terre”. Tous les éléments de la nature étaient vivants et communiquaient entre eux, y compris les Êtres Sacrés. Tous parlaient la même langue. Lorsque les Diyin Dine’é estimèrent qu’ils avaient enseigné aux hommes tout ce dont ils avaient besoin pour survivre, (comment chasser, cueillir les plantes comestibles et médicinales, construire leurs habitations), ils se retirèrent et devinrent invisibles. Pourtant, ils sont toujours présents, car ils sont devenus les formes intérieures des rochers, des arbres, des cours d’eau… Ils peuvent communiquer avec les créatures terrestres par l’intermédiaire du souffle/vent. Certains Navajo considèrent que ce sont des présences spirituelles désincarnées qui peuvent apparaître en temps de crise, si les hommes ont besoin d’aide. Un Navajo, qui se forme pour devenir homme-médecine, dit qu’il voit parfois les Êtres Sacrés sur le visage des gens qu’il rencontre dans la journée. En d’autres termes, il essaie de percevoir le sacré et la spiritualité sur le visage d’autrui.

Tous les Êtres Sacrés sont puissants et donc, potentiellement dangereux. Ils sont capables d’infliger aux hommes de grands malheurs, et même la mort. Ils veulent cependant que le Peuple de la Surface de la Terre survive et s’épanouisse ; ils ne refusent pas leur aide si la demande est sincère.

Les prières et les chants rituels ont censément été donnés aux Navajo par les Êtres Sacrés pour qu’ils puissent servir lors des rites guérisseurs, pendant lesquels Êtres Sacrés et Navajo sont en parfaite symbiose. Les prières à la Terre mère et au Ciel père traduisent des liens quasi-familiaux, qui impliquent une obligation de réciprocité, base de la vie sociale de la tribu. L’offrande faite aux Êtres Sacrés lors d’une cérémonie de guérison est à la mesure du rôle qu’ils jouent dans la guérison du corps et de l’esprit du patient. Cette “rémunération” est une déclaration de foi dans le pouvoir de guérison de l’Être Sacré.

La nature inclusive de l’univers signifie que toutes les forces sont intégrées, bonnes et mauvaises, naturelles et surnaturelles, mâles et femelles, dans un état d’équilibre et d’harmonie, exprimé par le terme hózhó. Si l’état d’harmonie est perturbé, la maladie peut intervenir. Le but de la majorité des cérémonies est de préserver ou de rétablir l’état d’hózó. On comprend dès lors que, pour les Navajo, il n’est pas question de se rendre à intervalles réguliers dans un édifice religieux pour y célébrer une cérémonie. Les cérémonies navajo, qui sont des rites guérisseurs, ont lieu lorsque la famille d’un patient et un homme-médecine les jugent nécessaires. Il va s’agir, tout d’abord, de déterminer l’origine de la maladie. Ce rôle est dévolu à une diagnostiqueuse, qui va le plus souvent utiliser la méthode de « la main tremblante », c’est-à-dire qu’elle  promène sa main sur le patient et, lorsque sa main se met à trembler, elle va comprendre ce qui a rompu l’harmonie dans la vie du malade, et saura à quel homme (ou femme) médecine il faudra s’adresser. En effet, ce ne sont pas les symptômes qui peuvent permettre de diagnostiquer une maladie. Le malade peut avoir « perdu son âme », avoir été ensorcelé, ou avoir enfreint l’un des innombrables tabous imposés par les Êtres Sacrés.

La langue navajo étant autrefois une langue à transmission uniquement orale, le mythe des Origines a différentes versions, selon le narrateur. Mais toutes expriment les mêmes conceptions de la vie : de tous temps, l’univers a été très dangereux, il était habité par des créatures qui n’étaient pas fiables, même si elles n’étaient pas foncièrement mauvaises. Les Êtres Sacrés avertissent les hommes d’un malheur ou d’une mort potentiels. Si les hommes tiennent compte de ces avertissements, ils peuvent faire quelque chose pour éviter ou repousser le danger.

L’environnement des Navajo est habité par les formes intérieures des Êtres Sacrés. Ils représentent les dangers et les moyens de les éviter. La spiritualité est donc inséparable de la vie quotidienne. L’ordre et la régénération ininterrompue inhérents au cosmos (le changement des saisons, caractérisé par Femme Changeante, le jour et la nuit, la vie et la mort), rappellent constamment qu’il faut vivre en état d’hózhó.

Le Navajo traditionnel commence sa journée en se tournant vers l’Est pour prier les Êtres Sacrés et demander leur protection et leur bénédiction. En faisant cela, il invoque, non seulement les forces du présent, mais aussi les forces du passé. Spiritualité, santé, harmonie et beauté sont liées. Tout ce qui est bon dans la vie (santé, prospérité, bonheur et paix) résulte d’une vie spirituelle qui reconnaît que toutes les parties de l’univers sont vivants et interdépendants. Les hommes sont responsables du maintien de cet équilibre.

Marie-Claude Feltes-Strigler
Université Sorbonne Nouvelle

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