« À tous ceux, bien vivants, qui savourent le mot gratuité… »
Au lendemain des journées historiques qui ont vu le fanatisme, au nom du sacré, tenter d’anéantir la rédaction d’un journal et le sursaut de millions de français clamant les valeurs fondamentales de liberté, de laïcité, d’égalité et de fraternité, il est capital, au-delà de l’émotion et du spectacle en live que nous ont donnés les chaînes de télévisions, de tenter de penser quelques lignes de force pour ce qu’on appelle l’après.
Celle de la laïcité me paraît d’une importance majeure, dans la mesure où elle tend à séparer la gestion de la vie publique de toutes les expressions historiques du sacré dont la fonction est de calmer l’angoisse de l’homme devant les questions fondamentales qui l’assaillent. Si les religions ont été et restent des vecteurs historiques de ce sacré, c’est aujourd’hui le règne de l’argent – théorisé par la pensée économique dominante – qui en est le support essentiel.
Les assassins de la rédaction de Charlie Hebdo n’ont pas seulement supprimé plusieurs dessinateurs pourfendeurs des fanatismes religieux mais, avec Bernard Maris, un des penseurs les plus lucides de la science économique. Ce professeur d’université, membre du conseil général de la Banque de France, féru de littérature et dispensateur chaque semaine, dans Charlie Hebdo, de billets stimulants sur l’actualité de l’économie, était un analyste impitoyable des dérives de l’économie marchande « qui phagocyte tout ce qui relève de la gratuité et de la solidarité ».
Dans un ouvrage essentiel intitulé Capitalisme et pulsion de mort, il dénonce l’usage de l’argent comme « baguette magique qui chasse les terreurs et entretient les espoirs. Avec notre bouclier d’or, nous pouvons avancer dans la vie menaçante, et que de temps allons nous consacrer à construire ce bouclier d’or ! » 1. Il propose une lecture de la crise actuelle à travers le double prisme de ce que Freud nomme « la pulsion de mort », et « le désir morbide de la liquidité » que l’économiste Keynes dénonçait dans le contexte de la crise de 1929.
Dans un de ses plus récents ouvrages, il imagine l’avènement, après « l’homo hierarchicus » des sociétés traditionnelles et « l’homo œconomicus » des sociétés modernes, d’un « homo benevolens » qu’il définit, à rebours du modèle économique obsédé d’accumulation, sur le modèle du chercheur. « Il est un domaine où l’on ne peut exister que par la coopération, sinon l’on meurt, c’est la recherche. (…) Le chercheur, altruiste par nécessité, est le caractère, le personnage qui peut être généralisé dans une société de la connaissance. (…) Il n’y a pas que les chercheurs qui fonctionnent selon le donner-recevoir-rendre. Les milliers d’associations sont, à leur manière, des chercheurs et des développeurs libres. Toutes ces cigales créent une énorme richesse qui n’est jamais comptabilisée, contrairement à celle des fourmis » 2.
Si nous devons rester vigilants pour combattre les fondamentalismes religieux qui menacent notre vivre ensemble, Bernard Maris nous invite aussi à décléricaliser notre vie quotidienne confisquée par le dogmatisme libéral.
Pour cela, je ne saurais trop conseiller la lecture son Antimanuel d’économie qu’il dédicace : « À l’économiste inconnu, mort pour la guerre économique, qui toute sa vie expliqua magnifiquement le lendemain pourquoi il s’était trompé la veille, à tous ceux, bien vivants, qui savourent le mot gratuité » 3.
Bernard Ginisty
1 – Gilles Dostaler, Bernard Maris : Capitalisme et pulsion de mort, éditions Albin-Michel, 2009, page 83
2 – Bernard Maris : Plaidoyer (impossible) pour les socialistes, éditions Albin-Michel, 2012, pages 216-219
3 – Bernard Maris : Antimanuel d’économie, 2 tomes, éditions Bréal 2003 et 2006. Voir également son ouvrage : Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles, éditions Albin-Michel 1999.