Vayetse * : Jacob rêve...
Jacob rêve. Et son rêve est notre rêve à tous. Il rêve en effet que le ciel et la terre sont enfin reliés, que s’est créé un lien entre l’idéal et le réel, entre l’appel éthique et la gestion politique, entre Dieu et les hommes…
N’est-ce pas le rêve de toute religion ? : faire descendre le ciel sur la terre, incarner le projet divin dans la complexité du réel, trouver enfin une issue à toutes nos frustrations et à toutes nos culpabilités, rendre le monde parfait, lisse, sans tache et sans tâche… Créer une harmonie totale où tout et tous soient réconciliés dans une unanimité totale, dans un bonheur sans faille, dans un paradis pour tous… Un lieu où le divin régnerait directement sur tous et sur tout, où le malheur serait banni et le bonheur constant…
Mais tel n’est pas exactement le rêve de Jacob. C’est là plutôt le rêve de Babel et de sa tour : relier le ciel et la terre sans distance, dans une continuité totale sans fissure, dans une organisation sans faille qui règle tout et interdit le malheur et la marginalité, réprime la pluralité et la dissension, réglemente la totalité et se fiche de la personne.
Le rêve religieux serait-il inévitablement un rêve totalitaire de style babélien, avec un parti unique et une idéologie unique (une langue unique et des paroles uniques dit le verset biblique)?
C’est en contrepoint d’une telle tentation religieuse que vient s’inscrire le rêve de Jacob. Car à bien y regarder, son rêve est tout à fait exceptionnel : « Et voici, une échelle était dressée vers la terre, et son sommet arrivait vers les cieux » (Genèse 28,12). Il n’est pas dit : « une échelle était dressée en terre et son sommet arrivait dans les cieux ».
Bien sûr, il y a une échelle qui relie le ciel et la terre. Oui, mais la relation ainsi mise en œuvre n’instaure pas une continuité entre les deux, elle maintient la séparation de départ et c’est cette séparation de départ qui porte la relation, qui porte l’échelle – dans le vide ! C’est donc bien une échelle qui ne peut être vue qu’en rêve, car elle ne touche ni le ciel et la terre, et donc ne s’appuie et ne repose sur rien ! Ce n’est pas une échelle réelle, qui devrait s’appuyer nécessairement sur deux points d’appuis, un en haut, un en bas (le ciel et la terre) mais une échelle rêvée (une échelle de rêve) qui nous invite à une révolution de pensée ou plutôt de relation, puisqu’elle vise les deux points qui la portent, sans les toucher.
Cette échelle cherche à construire une passerelle entre le ciel et la terre, entre l’idéal et le réel, mais sans les toucher, et donc sans jamais les confondre, ou faire croire qu’un quelconque achèvement ou accomplissement pourrait jamais mettre fin à la tension positive qui en même temps les sépare et exige de les relier sans les confondre.
Que veut-on nous dire par ce rêve ?
Que le réel dans sa continuité massive et son apparence de totalité sans faille n’est pas le dernier mot de l’histoire.
Qu’il faut chercher au-delà de réel, la force du rêve qui nous porte vers un autre type de relation, une autre possibilité de vie : la vie d’une relation à l’autre ou à l’Autre qui ne se constitue pas par le choc de deux forces qui se rencontrent en s’affrontant, mais qui maintient la séparation et la distance – le respect – de départ pour construire sur elles une relation digne de ce nom, le dynamisme d’un va-et-vient qui porte chacun à être encore plus soi-même face à l’autre et grâce à lui.
Le paradigme d’une telle relation, c’est la parole, qui ne peut relier que ceux qu’elle maintient séparés, et qui ainsi ne fait advenir l’unité de la relation que sur la dualité des personnes qui la portent.
L’unification ne sera donc jamais totale, l’accomplissement jamais parfait : elle ne s’éprouvera que dans le dynamisme sans cesse généré par un entre-deux qui nous appelle et nous stimule infiniment. Cela est vrai de la relation à Dieu, mais aussi de la relation aux hommes. Pas d’accomplissement total ou définitif donc, mais toujours une tension féconde entre le ciel et la terre, l’idéal et le réel, Dieu et les hommes, l’appel éthique et la gestion politique…
Voilà notre rêve, jamais réalisé, jamais complètement accompli, mais toujours en travail, en état d’émergence, et en attente de chacun d’entre nous, parce que de l’intérieur, il est en train patiemment de remodeler la réalité et de la transformer en la faisant naître à une nouvelle qualité de la relation, où chacun compte, parce que chacun dans sa différence relance à l’Infini l’aventure de la relation voulue par le Créateur et rêvée par Jacob.
À nous tout simplement d’essayer d’être à la hauteur de nos rêves, tout en gardant les pieds sur terre…
Yedidiah Robberechts
Communauté Judaïca Massorti, Marseille
Note de G&S : Vayetse est le premier mot (qui signifie il partit) de la paracha (épisode biblique) qui raconte le « songe de Jacob » (Genèse 28,10-22).