Quelle place pour la vérité dans notre Justice ?
Quelle que soit son issue au civil, « l’affaire DSK », comme il est convenu de l’appeler, aura au moins eu le mérite de nous amener à nous intéresser au système judiciaire américain et de nous faire découvrir, pour la plupart d’entre nous, une Justice bien éloignée de la conception que nous nous en faisons, où décrédibiliser la partie adverse paraît plus important que d’établir la réalité des faits tels qu’ils se sont déroulés, où l’on peut être amené à « plaider coupable » tout en étant innocent pour éviter un procès et le risque d’une lourde peine, où l’on peut avoir bénéficié d’un non-lieu prononcé par le procureur d’une juridiction pénale et risquer d’être condamné malgré cela dans un procès civil…
Nous pouvons nous rassurer : malgré « l’américanisation » régulièrement dénoncée de notre système judiciaire celui-ci reste, au moins dans ses principes fondateurs, tourné vers la manifestation de la vérité. L’article 10 de notre Code civil fait d’ailleurs obligation à chacun d’entre nous d’apporter son concours à la justice en vue de cette manifestation, sous peine d’amende civile.
Si cette vérité se trouve au cœur de notre système judiciaire, c’est tout simplement parce que pour « dire le droit », établir les responsabilités des uns et des autres, la culpabilité d’un prévenu ou au contraire son innocence, le juge doit au préalable « dire le fait », c’est-à-dire rechercher et tenter d’établir la réalité des faits qui lui sont soumis.
Et parce que nous parlons ici de la Justice des Hommes et qu’il ne s’agit donc pas en cette matière de croire sans avoir vu, l’administration de la preuve par les parties joue un rôle majeur dans la construction de cette « vérité judiciaire ».
Énoncer que ne seront retenus par le juge que des faits qui auront pu être prouvés paraît a priori marqué du sceau du bon sens et pourtant…
Je ne saurais me rappeler le nombre de fois où, recevant un client j’ai dû faire face à son indignation, voire à sa détresse, alors que je l’interrogeais simplement sur les éléments que celui-ci serait susceptible de réunir pour prouver la réalité de l’histoire qu’il venait de me raconter : « Mais maître, je vous assure que c’est vrai ! ». Cette simple question de ma part est souvent prise comme une remise en cause de la réalité vécue par la personne qui me fait face, remise en cause d’autant plus insupportable pour elle que la souffrance qui a pu et peut encore résulter de cette réalité est grande.
Il est pour certains tout simplement impossible d’entendre que parce qu’ils ne peuvent être prouvés les agissements dont ils ont été victimes ne pourront être ni retenus par le juge ni a fortiori sanctionnés.
Souvent – heureusement – le fait de rappeler à son client que le juge, aussi bien intentionné qu’il soit, n’a aucune raison d’accorder plus de crédit à sa parole qu’à celle de la partie adverse et que d’ailleurs si c’était l’inverse qui se produisait, il crierait à l’injustice, permet de lui faire accepter cette nécessité de la preuve.
Dès lors, une partie importante du travail de l’avocat, aussi bien dans la préparation du dossier que dans le cadre des plaidoiries, va être de « construire » la vérité de son client en essayant de réunir un maximum d’éléments de preuve de celle-ci mais également de « déconstruire » la vérité de la partie adverse, en soulignant sa carence probatoire ou en critiquant la pertinence des éléments qu’elle communique à titre de preuves.
Évidemment tout ce travail est encadré par les règles précises du droit de la preuve.
Les problématiques relatives au droit de la preuve
Elles sont relativement différentes en droit pénal et en droit civil.
En matière civile, le principe général qui gouverne l’administration de la preuve est celui selon lequel « il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de ses prétentions. » (article 9 du Code de procédure civile) 1.
Ce principe qui, comme je le disais précédemment, paraît marqué du sceau du bon sens, peut pourtant se révéler bien injuste, notamment lorsque les circonstances veulent qu’il existe un déséquilibre entre les parties dans l’accès au mode de preuve.
Je pense par exemple aux situations de discrimination, notamment salariale.
Dans une telle hypothèse, c’est l’employeur accusé de discrimination qui détient l’intégralité des éléments de preuve, à savoir principalement les bulletins de salaire qui permettrait de prouver à la salariée qu’elle est moins bien payée que ses homologues masculins.
La loi prévoit évidemment des correctifs pour pallier ce type de difficultés.
Ainsi en matière de discrimination, pour reprendre cet exemple, la charge de la preuve a été aménagée : le salarié doit fournir des éléments laissant supposer l’existence d’une discrimination et l’employeur rapporter la preuve que la différence de traitement constatée repose sur des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.
Le juge a également la possibilité d’ordonner à l’une des parties de produire certains éléments en sa possession, mais en pratique ces correctifs apparaissent souvent insuffisants pour rétablir une égalité dans l’accès à la preuve 2.
La technique de la présomption 3 permet elle aussi de tempérer le principe exposé ci-dessus dans l’objectif, par exemple, de protéger les intérêts d’une partie jugée plus faible. Ainsi si un salarié n’a conclu aucun contrat de travail écrit avec son employeur, la relation de travail est présumée être à durée indéterminée et à temps complet.
Se trouve également encadrée, la façon dont peut être établie la vérité. Tous les modes de preuves ne sont pas admis soit parce qu’ils sont jugés déloyaux, soit parce qu’ils portent atteinte à la vie privée d’autrui ou parce qu’ils ont été obtenus par des moyens frauduleux. C’est ainsi que, si vous avez enregistré à son insu votre employeur vous annonçant qu’il est très heureux pour vous que vous attendiez un enfant mais qu’il vaut mieux que vous ne comptiez pas retrouver votre emploi à votre retour de congé maternité, vous ne pourrez malheureusement pas utiliser cet enregistrement dans le cadre d’un procès prud’homal.
Certes, la découverte de la vérité reste l’objectif mais elle ne saurait être établie à n’importe quel prix.
Le droit pénal est régi par des règles un peu différentes dans la mesure où il est dominé par le principe de la présomption d’innocence affirmé par l’article 9 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et repris notamment par l’article 9-1 du Code civil.
Il découle de ce principe que si un doute subsiste sur la réalité des faits dont une personne est accusée ou sur leur imputabilité ce doute doit profiter au prévenu ou à l’accusé, qui ne peut dès lors être condamné.
Dans la plupart des cas, il reviendra donc au Procureur, autorité poursuivante, d’établir les faits et la culpabilité de la personne poursuivie. L’ampleur de cette tâche est toutefois à relativiser puisque dans nombre de dossiers les faits ont été reconnus par le prévenu, le plus souvent à l’occasion de la garde à vue qui a précédé la comparution devant le juge.
Si, a priori, il ne peut sembler de preuve plus incontestable que l’aveu ; pourtant, les conditions dans lesquelles sont menées les gardes à vue amènent à s’interroger sur la valeur d’une vérité qui émerge dans de telles circonstances. 48 heures (ou plus) passées dans les locaux d’un commissariat sans beaucoup dormir ni manger, sans réel contact avec l’extérieur, placent les personnes dans un état de faiblesse dont les policiers peuvent être amenés à tirer parti pour « forcer » l’aveu de culpabilité. À cet égard, l’exigence récente de la présence d’un avocat pendant la durée de la garde à vue et en particulier pendant les interrogatoires paraît une garantie importante pour les personnes mises en cause, même si ce revirement de position de la Cour de cassation emporte des conséquences importantes dans les procédures en cours, puisque se trouvent de ce fait remis en cause les aveux passés en garde à vue avant ce revirement et la nullité des PV d’auditions menées hors la présence d’un avocat.
Dans les affaires criminelles et dans certaines affaires délictuelles complexes, le juge d’instruction sera le principal artisan de cette « construction » de la vérité, chargé d’instruire l’affaire à charge et à décharge avec la responsabilité et les risques qui en découlent et dont l’actualité se fait régulièrement l’écho.
Parce qu’il est rare que les éléments de preuve soient parfaits, l’appréciation qui en sera faite par les juges ou par les jurés dans les procès d’assise et l’intime conviction qui en naîtra jouent un rôle décisif dans l’issue de la procédure qui est d’ailleurs expressément reconnu par la loi 4.
Il est certain que le rôle de l’avocat à ce stade peut se révéler très important puisqu’il lui appartiendra, au cours du procès et dans le cadre de sa plaidoirie, de proposer le cas échéant une autre version de la vérité que celle avancée par le Procureur et de mettre à jour les faiblesses et les incohérences éventuelles de cette vérité afin de faire naître le doute et d’emporter la conviction du juge.
Cette épreuve peut pourtant se révéler une grande leçon d’humilité pour l’avocat lorsque « sa » vérité aussi brillamment exposée fut-elle n’est pas entendue par la Justice. Leçon d’humilité pour l’avocat et parfois drame pour le justiciable puisque cette « vérité judiciaire » qui n’est pas la sienne, une fois établie, ne peut être remise en cause par les justiciables que dans des conditions très strictes 5.
À l’inverse, passé un certain temps, la vérité n’intéresse plus la Justice et, sauf exception, elle ferme ses portes à celui qui tente de faire juger ce qui ne l’a pas été en son temps.
Là encore, la prescription, droit à l’oubli judiciaire, peut paraître insupportable aux yeux des victimes. Comment leur expliquer que, parce que trois, cinq, dix années se sont écoulées, leur vérité n’est plus audible pour la Justice et, partant, pour la société ?
L’objet de la prescription est en réalité de consolider les situations acquises dans un souci de tranquillité publique : ce qui est depuis x années ne peut plus être remis en cause et devient, par défaut, la vérité 6.
Seul le crime le plus grave, le crime contre l’humanité, échappe à cette règle.
Étrange rapport qu’entretient la vérité judiciaire avec le temps puisque dans d’autres situations cette vérité varie avec un effet rétroactif tout aussi incompréhensible pour le justiciable que peut l’être l’effet extinctif de la prescription.
Je pense ici à ce que l’on nomme dans notre jargon de juristes les revirements de jurisprudence.
Un exemple tiré de mon domaine principal d’activité, le droit du travail : depuis des années, la Cour de cassation avait fixé les règles de validité des clauses de non-concurrence. Bien entendu, les employeurs, pour la plupart, se référaient à ces règles pour rédiger les clauses de non-concurrence qu’ils inséraient dans leurs contrats de travail. Or, en 2002, à la faveur d’une décision estivale 7, la Cour de cassation a estimé qu’en plus de toutes les règles qu’elle avait d’ores et déjà fixées, pour être valable, une clause de non-concurrence devait comporter une contrepartie financière, ce qu’elle n’exigeait pas jusque-là. Conséquence : des milliers de clauses de non-concurrence insérées dans des milliers de contrat de travail conclus avant cette décision se trouvaient soudainement potentiellement nulles par le seul effet de cet arrêt.
Aujourd’hui encore, soit près de 10 ans après ce revirement, il m’arrive encore de solliciter pour ce motif l’annulation de clauses de non-concurrence insérées dans des contrats de travail anciens et non modifiés depuis. Des protestations s’élèvent contre ce qui est, à juste titre, vu comme une atteinte à la sécurité juridique, mais on pourra objecter qu’en principe ces évolutions ont pour objet d’opter pour une solution meilleure parce que plus adaptée ou, dans l’exemple cité, plus protectrice de la partie faible, ce qui paraît justifier l’atteinte dénoncée.
D’ailleurs bien des revirements de jurisprudence peuvent, avec un peu de bon sens et d’intuition juridique, être anticipés et, par conséquent, leurs effets potentiellement néfastes prévenus : cela fait partie du rôle de l’avocat qui conseillera son client en conséquence.
Vérité construite et rigide, vérité figée mais variant également dans le temps au gré des humeurs des juges, on s’aperçoit au final que cette « vérité judiciaire » sur laquelle s’appuient nos magistrats afin de rendre la Justice au nom du peuple français est, à bien des égards, imparfaite.
On comprend ce que ces imperfections peuvent avoir de frustrant, voire de révoltant, pour le justiciable et en particulier pour les victimes. À nous avocats d’instruire nos clients sur cette vérité qui n’en est qu’une parmi d’autres et surtout de les aider à comprendre que, quelle que soit la réponse qu’apportera la Justice à leur souffrance, celle-ci sera forcément insatisfaisante et inappropriée et qu’il convient de ne pas en attendre plus que ce qu’elle peut leur donner, modestement.
Julie Guyon
Avocat au Barreau de Paris
1 – Dans le même sens, l’article 1315 du Code civil dispose que «celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver ». Ce principe se retrouve également dans l’adage romain « Actor incumbit probatio ».
2 – Pour rester sur l’exemple de la discrimination, la HALDE, Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité, créée par une loi du 31 décembre 2004 et aujourd’hui « absorbée » par le Défenseur des Droits avait notamment pour mission de corriger cette inégalité des armes dans l’accès à la preuve et disposait à cet effet de pouvoirs d’investigation relativement étendus qui lui permettait d’instruire les dossiers dont elle était saisie et de donner son avis sur l’existence ou non d’une discrimination.
3 – Mode de raisonnement juridique en vertu duquel, de l’établissement d’un fait on induit un autre fait qui n’est pas prouvé.
4 – L’article 622 du Code de procédure pénale fixe les conditions du recours en révision.
5 – L’article 427 du Code de procédure pénale dispose que : « Hors les cas où la loi en dispose autrement, les infractions peuvent être établies par tout mode de preuve et le juge décide d'après son intime conviction. »
Dans les procès d’Assise, avant que la Cour ne se retire pour délibérer, le Président donne lecture au jury du texte suivant :« La loi ne demande pas compte aux juges des moyens par lesquels ils se sont convaincus, elle ne leur prescrit pas de règles desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d'une preuve ; elle leur prescrit de s'interroger eux-mêmes dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite, sur leur raison, les preuves rapportées contre l'accusé, et les moyens de sa défense. La loi ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : " Avez-vous une intime conviction ? . » (art. 353 du Code de procédure pénale).
6 – La prescription peut aussi permettre d’acquérir des droits. On parle alors de prescription acquisitive ou usucapion. Ainsi, la possession d’un bien immobilier sous certains conditions et pendant un certain délai permet d’en devenir légalement le propriétaire (art. 2258 et s. du Code civil).
7 – Arrêt de la Chambre sociale de la Cour de cassation du 10 juillet 2002 (n°pourvoi 99-43.334 et 99-43.336).