Le sauvage et le mandarin
L’étranger vu par les missionnaires jésuites aux XVIIe et XVIIIe siècles
Le missionnaire et l’étranger : un couple où le premier terme appelle nécessairement le second, puisque le missionnaire est, par définition, celui qui, pour le convertir, va à la rencontre de l’homme de l’extérieur (extraneus), étranger à la foi chrétienne, étranger au pays, aux traditions, à la culture du missionnaire. Phénomène bien connu des missions jésuites qui, dès l’origine, ont eu l’ambition de s’étendre à la quasi-totalité du monde connu ou nouvellement découvert, et particulièrement aux régions les plus éloignées de la vieille Europe.
Voilà qui suscite aussitôt la principale question : comment les missionnaires ont-ils vu, présenté et jugé ces étrangers ? Aux yeux de Rousseau, ils étaient, parmi les voyageurs du temps, d’excellents observateurs, car ils ne recherchaient pas le profit ou le pouvoir comme les conquistadors, et leur formation intellectuelle les rendait aptes à mener ce qu’on pourrait appeler les premières enquêtes ethnographiques de notre histoire. Des enquêtes qui ont laissé de nombreuses traces écrites, conformément aux Constitutions de la Compagnie : rapports annuels, ouvrages de synthèse et eses : les Lettres édifiantes et curieuses, fort lues au XVIIIe siècle et notamment par les philosophes, Voltaire, Diderot etc.
La réponse à cette question ne saurait être simple, vu l’ampleur et la diversité de l’œuvre missionnaire jésuite qui peut se subdiviser en deux grands ensembles opposés, selon la terminologie des missionnaires eux-mêmes : d’un côté, le sauvage, l’homme des bois, en Amérique, Afrique, ou Océanie. De l’autre, le civilisé, l’homme des villes, en Chine, au Levant, en Inde. Et ces ensembles, à leur tour, se ramifient en d’infinies variétés : physiques, vestimentaires, tribales, coutumières, religieuses.
Pourtant, dans les récits en général très personnels que contiennent les Lettres apparaissent assez vite des constantes, des lignes de force qui sous-tendent l’action et la réflexion des missionnaires. Et les images ainsi fortement dessinées se sont imposées à la conscience européenne pour devenir, au cours du XVIIIe siècle, l’objet de débats passionnés dont aujourd’hui encore nous percevons les échos.
Le choc des cultures
Il y a d’abord, naturellement, le choc de la première rencontre, d’autant plus brutal que manquent tous les points de référence et qu’il n’y a, au départ, aucune communication verbale possible. Il est très rare de pouvoir saisir ce choc à l’état pur, car même dans les régions les moins connues d’Amérique, le missionnaire a pu se constituer une documentation préalable (récits des militaires, des voyageurs et des religieux qui l’ont précédé). On a pourtant quelques cas pris sur le vif et hautement significatifs : en Guyane, par exemple, dont les jésuites ont été les premiers explorateurs.
1730 : le P. Fauque et ses compagnons remontent pour l’explorer la rivière d’Ouyapoc : une bande de sauvages s’enfuit à leur approche. Le missionnaire arrive à les rejoindre. Mais… « l’accueil froid et indifférent qu’ils nous firent ne nous engagea point à demeurer longtemps avec eux ; je leur donnai cependant tout le loisir de me bien envisager : car j’étais pour eux un objet nouveau et tout à fait extraordinaire ».
La rencontre met en jeu, de part et d’autre, les sentiments les plus primitifs et les plus opposés : la peur qui éloigne ; la curiosité qui rapproche. C’est un des rares cas vécus où la réciprocité est parfaite, car l’étrangeté fonctionne dans les deux sens. Le civilisé, sous le regard du sauvage, n’est plus sujet souverain : il devient à son tour, objet d’observation, presque animal de laboratoire ! Les philosophes sauront exploiter plus tard cette symétrie…
Le choc initial une fois surmonté, le missionnaire, qui tente de s’adapter à sa nouvelle vie, va subir des chocs répétés. De façon générale, les descriptions se font toujours à sens unique : le point de référence obligé reste l’Europe. Et, mesurée à l’aune occidentale, la cohabitation quotidienne s’avère difficile, rendant ces étrangers étranges et donc insupportables à l’Européen. Ce qui entraîne des jugements négatifs, parfois violents : malgré leur habituelle prudence, les auteurs des Lettres laissent alors filtrer leur amertume.
En Amérique (Canada, Paraguay, Louisiane, Guyane), on note leur répugnance devant des différences physiques accusées : le sauvage se pare de curieuse façon ou pire encore, dans les régions chaudes, circule à demi nu, au mépris de toute pudeur. Son aspect est quelquefois même monstrueux comme celui de ces Indiens aux longues oreilles tombantes, qui dès l’enfance déforment savamment cette partie de leur personne 1. La promiscuité de leur longue hutte à l’atmosphère enfumée et fétide, leur nourriture (des viandes mal cuites) soulèvent le cœur de ces Français pourtant habitués à une existence spartiate 2. Autant dire : ces sauvages, on ne peut pas les sentir !
On note surtout leur inquiétude devant les différences culturelles, ce qu’ils appellent les défauts, voire les vices des sauvages : le libertinage (en fait, la polygamie), le vol, les superstitions (sorcellerie, charlatanerie) et la cruauté à l’égard de leurs prisonniers ou des missionnaires martyrisés. Par exemple, en Guyane, le P. Fauque se plaint d’avoir affaire à « des gens indiscrets, importuns, légers et inconstants, ingrats, dissimulés, lâches, fainéants, malpropres, opiniâtrement attachés à leurs folles superstitions… » (avril 1738).
Dans les pays de vieille civilisation, comme la Chine, les difficultés de la vie quotidienne, quoique d’une autre nature, ne sont pas moindres. Vus par les missionnaires, les Chinois ne sont guère flattés : imbus de leur supériorité 3, voleurs, usuriers, ivrognes, souvent réduits par une extrême misère à tuer ou exposer leurs enfants. Et plus grave encore, superstitieux, adorateurs de l’idole Foé (Bouddha). Les jésuites séduits par l’aspect intellectuel du confucianisme, n’ont que des mots très durs pour le bouddhisme, religion du peuple, et pour ses bonzes, « ces prêtres de Satan », « pour la plupart gens perdus de débauche ». De plus, vêtus de « longues robes » semblables à « celles de quelques religieux d’Europe »… et chantant « à plusieurs chœurs d’un ton qui approche assez de notre psalmodie », ils renvoient en quelque sorte leur propre image aux missionnaires qui les considèrent comme des rivaux dangereux…
Quant au monde de la cour impériale où les jésuites, grâce à leur savoir scientifique et technique, ont eu le privilège de pénétrer, il les séduit davantage, bien évidemment, mais il obéit à un rituel d’une extrême complexité qui déconcerte les Européens incapables d’en décrypter le sens et vite enclins à le juger absurde ou ridicule 4. Tout comme l’extrême complication du costume que le missionnaire, à la suite de Ricci, adopte pour mieux s’adapter 5, ou encore la langue tonale des Chinois qui rend difficile son usage parlé pour l’Européen 6.
On a admiré – et plus souvent critiqué – chez les jésuites leur souplesse d’adaptation, mais sur le terrain, il est souvent impossible de « se faire tout à tous » comme St Paul. Ainsi s’expliquent, au fil des Lettres, mouvements de révolte et jugements négatifs (racistes, dirions-nous aujourd’hui).
Dans ces conditions, l’étranger, pour le Français instruit qui l’examine, devient fatalement comme toute « curiosité » scientifique, un objet étrange, incompréhensible selon les critères européens. C’est un procédé que les écrivains français, à la suite de Montesquieu, vont retourner contre l’Europe. Sous le regard des étrangers qui débarquent en foule à Paris (Persans, Chinois ou Hurons), c’est la société française qui, à son tour, offre un spectacle bizarre et absurde.
À la découverte de l’Autre
Au cours du temps, des relations se nouent entre le jésuite et ces hommes étranges, car le premier travail du missionnaire, c’est d’apprendre les langues du pays et de communiquer avec les habitants. Ce qui entraîne une découverte en profondeur et un remarquable changement d’attitude : « Il n’y a plus à délibérer : il faut bien se faire à leurs manières ». Forme élémentaire de tolérance : puisqu’on ne peut faire autrement, on les supporte ! Mais tolérance tout de même, qui implique respect de l’autre et volonté de mieux le connaître. Linguistes doués, pour la plupart, les jésuites ont écrit, à l’usage de leurs ouailles, des grammaires, des dictionnaires, et traduit des textes bibliques ou leurs livres de prières. On pense aussi à l’énorme travail de documentation effectué par les savants éminents qui étaient à la cour de Chine, comme le P. Parennin parlant à la fois chinois et mandchou.
Chez les Hurons et les Abnakis du Canada, même comportement, quoique dans un environnement plus élémentaire (pour transcrire les sons indigènes, les Pères ont dû compléter l’alphabet latin). En Amérique, cependant, une question fondamentale se posait : certains de ces Indiens étaient-ils vraiment des hommes ? Où se situait la frontière avec la bestialité ? Certes, on ne trouve pas, dans ce continent, des êtres monstrueux à l’image de ceux que présentaient les anciens récits de voyages illustrés. Pourtant que dire lorsqu’on rencontre, pour la première fois, comme ces missionnaires au Paraguay, des sauvages « dispersés çà et là, comme des bêtes féroces, enfoncés dans les bois ou cachés dans les cavernes, toujours désunis, toujours errants, continuellement armés les uns contre les autres, qui ne respiraient que la vengeance et qui poussaient la barbarie jusqu’à faire leurs repas les plus délicieux de la chair de leurs semblables » 7 ? La cruauté, l’anthropophagie et l’absence de sociabilité constituent, à cette époque, des signes indiscutables d’animalité : « Ce n’étaient pas même des hommes et on voulait en faire des chrétiens !»
Mais une fois le dialogue établi, la question ne se pose plus. Une anthropologie élémentaire se dessine : un visage, des bras et des jambes, la station debout et la parole. Et voilà l’homme ! Tous ces étrangers rencontrés concordent avec l’Adam de la Genèse. Ils sont enfants d’un même Père, ils sont nos frères. Et donc, aptes à recevoir le message chrétien universaliste de St Paul, le premier grand missionnaire qui, parti à la rencontre de l’Étranger, découvre partout un seul et même groupe : « Il n’y a pas de Juif ni de Grec, pas d’esclave, ni d’homme libre, pas d’homme ni de femme : car tous vous êtes un dans le Christ Jésus » (Galates 3,28).
De la même façon, les Lettres supposent implicitement l’unité de l’espèce humaine (constance d’une forme, identité d’organisation), dont l’infinie variété est seulement due à des causes extérieures : climat, conditions de vie, coutumes et mœurs.
Se pose alors une seconde question, corollaire de la première : comment classer, ordonner toutes ces variétés que l’ampleur des missions jésuites de par le monde a permis de mettre au jour ? En les distribuant sur une échelle dont chaque degré marque un progrès de l’espèce humaine : tout en bas, le sauvage, encore au stade premier de l’évolution ; au sommet, l’Européen. Entre les deux, des étapes variées : les Chinois, par exemple, proches du point ultime de perfectionnement et qui, pour des raisons inconnues, se sont, dans certains domaines, arrêtés en chemin comme le montre le retard scientifique qui les a obligés à faire appel aux Européens.
C’est l’époque, on le sait, où le concept de civilisation se pense au singulier, et obéit à un modèle unique, le modèle européen, laissant loin derrière lui sur l’échelle des sciences et des techniques toutes ces cultures exotiques que l’on réhabilite aujourd’hui. On voit ainsi se dessiner dans les Lettres l’idée de progrès et le sens de l’histoire humaine : non pas sous la forme de spéculations philosophiques, mais de manière très concrète, tout simplement en parcourant le monde. Au lieu de dérouler cette histoire dans le temps, on l’inscrit dans l’espace où les différences apparaissent plus clairement. Nous n’en sommes pas encore à l’ère de la mondialisation qui uniformise tout…
Missionnaires et pédagogues
Naturellement cette conception de l’histoire a de graves conséquences. Elle conforte chez l’Européen le sentiment d’une supériorité qui justifie la conquête du monde. Elle anime aussi le missionnaire, mais pour d’autres raisons, et, bien sûr, avec d’excellentes intentions… L’étranger, où qu’il soit, demeure celui qu’on doit aider à progresser, pour réduire son infériorité dans le domaine pratique et surtout dans le domaine spirituel, car l’un ne va pas sans l’autre. « Rien de plus difficile que la conversion de ces sauvages, écrit, en 1712, le P. Marest à propos des Illinois. Il faut d’abord en faire des hommes et travailler ensuite à en faire des chrétiens. » C’est bien à cette gigantesque et universelle transformation que travaillent les missionnaires : faire passer les sauvages du paléolithique au néolithique, du nomadisme à la sédentarité, pour mieux fixer leurs humeurs vagabondes et rendre leur conversion durable (comme en témoignent par exemple les fameuses et si controversées réductions du Paraguay). Ou encore ouvrir la Chine aux sciences modernes (qu’il s’agisse d’astronomie ou d’artillerie !), dans l’espoir de convertir les élites au christianisme et de les voir entraîner à leur suite la masse du peuple. Cela a marché avec quelques grandes familles aristocratiques et a même failli réussir avec l’empereur K’ang-hi.
Il est intéressant de voir à cette occasion ressurgir chez le missionnaire sa première formation, celle de magister qui enseigne et partage son savoir, de pédagogue à l’antique qui accompagne les enfants sur le chemin de l’école et fait répéter les leçons.
Un comportement particulièrement visible en Amérique. Après tout, « c’était un monde enfant » disait déjà Montaigne qui n’y était jamais allé ! L’image de l’enfance est latente dans les Lettres, avec toute l’ambiguïté qu’elle suppose : sympathie ? paternalisme ? Tous les moyens sont mis en œuvre pour séduire, convaincre et rendre dociles ces enfants (enfants terribles, bien souvent !).
Aux Indiens, on adresse des sermons très simples, mais très pédagogiques, et l’on exploite leur goût pour la décoration et pour le chant.
Les esclaves noirs à Saint-Domingue apparaissent, en revanche, comme des élèves rétifs :
« Le P. Boutin s’était fait une étude particulière pour la conduite et l’instruction des nègres, ce qui demande une patience et un zèle à toute épreuve. Ces gens-là sont grossiers, d’une conception dure, ne s’exprimant qu’avec difficulté dans une langue qu’ils n’entendent guère et qu’ils ne parlent jamais bien… Travail rebutant parce que le nègre, qui a une intelligence bornée, demande pour faire quelque fruit qu’on lui rebatte en cent façons différentes et dans sa manière de penser, les premiers principes de la religion. » (P. Margat, juillet 1743)
Propos sévères, heureusement tempérés dans la vie quotidienne.par des gestes de compassion…
Quant à la cour de Chine, les missionnaires, pour la séduire, déploient à ses yeux les merveilles de la science : l’empereur se passionne pour les mathématiques. Les mandarins, devant une carte du monde découvrent, ébahis, la petitesse de la Chine, s’amusent des automates fabriqués par le frère horloger (un lion, un tigre qui marchent) et s’interrogent, perplexes, sur le « miracle » opéré par la chimie du P. Parennin qui, devant eux, transforme de l’eau en glace !
L’étranger et ses avatars mythiques
le bon sauvage et le sage mandarin
Au fur et à mesure que progresse la mission, on voit donc ces étrangers perdre de leur étrangeté. Affaire de temps et d’accoutumance, sans doute. De diplomatie également : il faut montrer aux lecteurs français l’efficacité de l’entreprise missionnaire et la nécessité de contribuer à son entretien par des dons généreux. Pourtant, bien au-delà de ces considérations terre à terre, et par un retournement curieux, on assiste aussi à une « conversion » inattendue du missionnaire lui-même, qui remet en question ses certitudes premières.
À l’égard des sauvages, par exemple. Parce qu’ils ne connaissent ni nos sciences ni nos techniques, sont-ils pour autant nos inférieurs ? Et même ne nous seraient-ils pas moralement supérieurs ?
En citadins de la vieille Europe, les missionnaires avaient partout remarqué les qualités et les prouesses physiques des sauvages dans les glaces du Nord ou le long du Mississipi : force, vitesse, santé, longévité. « Ils sont lestes, forts et adroits… Pour les qualités du corps, ils ne nous cèdent en rien, si même ils n’ont sur nous quelque avantage. »
En ethnologues, ils avaient étudié leurs croyances ou même, comme chez les Natchez, leur organisation politique. « Tous ont au moins des traces d’une religion ancienne et héréditaire et une forme de gouvernement. » Parfois même une forme de démocratie avec des chefs élus. Mais, hélas, pas de noblesse héréditaire.
En professeurs de rhétorique, ils goûtaient leur éloquence sobre dans les conseils ; leur solide bon sens qui mettait à mal les raisonnements subtils des Européens. « Ils ont l’esprit bon, l’imagination vive, la conception aisée. »
En moralistes, ils appréciaient leur douceur, leur hospitalité. « Leur rusticité et la disette où ils sont de presque de toute chose leur donnent sur nous cet avantage qu’ils ignorent tous ces raffinements du luxe qu’a introduits l’abondance. »
En humanistes, enfin, ils ont retrouvé en eux les vertus de l’Antiquité gréco-latine et biblique : « Ils ont un courage à l’épreuve, une valeur intrépide, une constance dans les tourments qui est héroïque. »
Parallèlement aux Lettres paraissent des ouvrages de synthèse qui regroupent toutes ces remarques éparses, comme celui du jésuite J.F. Lafitau, notamment, qui porte un titre significatif : Les mœurs des sauvages américains, comparées aux mœurs des premiers temps (1724). Assimiler les sauvages américains aux peuples antiques admirés des Européens, c’est, en joignant le lointain à l’ancien, retrouver l’universel et les ériger en modèles !
Et donc, sans nier les défauts des sauvages, dont souvent ils sont les premières victimes, les missionnaires imposent à la conscience occidentale, à force de la répéter, une épithète qui deviendra banale : « bon ». Ce sont de bons sauvages. Surtout quand on les compare aux colons européens qui ne brillent pas par leurs vertus et font à côté d’eux figure de brutes dégénérées !
Il ne s’agit pas, pour les missionnaires, de proposer comme Rousseau ou le baron de Lahontan (avec son porte-parole, le sauvage Adario), un idéal de vie, mais de justifier leur travail de conversion : si les sauvages étaient foncièrement féroces et méchants comme on le prétend, l’entreprise missionnaire serait un échec total. Elle réussit fort bien quand les sauvages sont bons et bien dirigés… Voltaire lui-même, qui se moque férocement des jésuites dans Candide, reconnaît dans l’Essai sur les mœurs qu’il y deux exemples de colonisation humaine et réussie : celle des quakers en Amérique du Nord et celle des jésuites au Paraguay.
Bref, plus proches que nous de la Nature, les sauvages en ont toutes les qualités. Notons tout de même que le bon sauvage approché par les Européens et décrit par eux, est déjà un sauvage acculturé…
Mais les Lettres édifiantes ont aussi popularisé, auprès de leurs lecteurs, une autre figure mythique : le sage mandarin ! parfaitement antithétique de la première et forgée dans des conditions radicalement différentes.
Au départ, en effet, l’entreprise missionnaire en Extrême-Orient ressemblait à un marché : du côté des Chinois, férus d’astrologie, la volonté de réformer, grâce aux connaissances scientifiques de l’Europe, leur calendrier, indispensable à l’administration de l’Empire. Du côté de la France, une arrière-pensée commerciale, voire colonisatrice. D’où l’envoi, en 1685 et en 1698, de jésuites mathématiciens, qui, reçus dans l’enceinte de la cité impériale, y fonderont leur première mission. Ce sont des savants reconnus, bien différents sur le plan intellectuel des « aventuriers » d’Amérique. Astronomie, mathématiques, physique, chimie, ils excellent dans toutes les sciences exactes, mais aussi dans les sciences humaines, histoire, philosophie, science politique. De plus, ils côtoient l’élite sociale et intellectuelle de la Chine (l’empereur, les princes, les mandarins). Si, à l’instar de tous les autres missionnaires, ils supportent mal, parfois, dans la vie quotidienne, la bizarrerie, l’étrangeté de ce monde lointain, ils sont vite à même d’en percevoir les qualités et les grandeurs.
Très méprisants à l’égard de ce qu’ils appellent des « superstitions populaires » (en fait, le bouddhisme), ils ont admiré le confucianisme où ils ont trouvé une morale et un art de vivre. Comme la mission, on le sait, n’est pas sans périls, attaquée à la fois par les missionnaires rivaux (dans la fameuse querelle des rites) et par le pouvoir impérial, inquiet de leur influence, les jésuites en appellent à la pensée chinoise dont ils savent démontrer à la fois le spiritualisme et la tolérance. C’est ainsi que Confucius prend place dans le panthéon voltairien aux côtés de Jésus et de Socrate, que le sage chinois circule allégrement dans les contes de Voltaire et que ce dernier en vient même à justifier les persécutions de l’empereur Yong-tching en lui prêtant cette formule paradoxale : « Je suis tolérant et je vous chasse, dit-il aux jésuites, parce que vous êtes intolérants. »
Mais que penser du système politique ? Despotique, à coup sûr : l’empereur, doté des pleins pouvoirs et investi d’une mission sacrée, ressemble fort aux monarques de droit divin. Pourtant, deux lettres du P. Contancin, en 1725 et 1727, fort élogieuses à l’égard du régime, apportent des précisions qui vont marquer la pensée européenne. Ce pouvoir absolu est fortement tempéré par l’humanité et le paternalisme du monarque. Il veille au bonheur de ses sujets, favorise l’agriculture qu’il stimule en donnant l’exemple (il prend lui-même les mancherons de la charrue pour ouvrir le premier sillon du printemps…), prévient la famine par une sage organisation des récoltes, informe ses sujets de toutes les décisions du pouvoir en éditant une sorte de journal officiel et recrute les élites sur concours. Et ces lois sages sont garanties par leur ancienneté et leur extraordinaire stabilité.
Voltaire, là encore, a trouvé là son idéal politique : le despotisme éclairé ! Si le système chinois des concours littéraires était adopté en France, on verrait au ministère, non pas des pantins titrés, mais des Voltaire et des Diderot !
Le bon sauvage et le sage mandarin. Réels ou fantasmés, ces deux étrangers deviennent des modèles, des mythes nés d’une double élaboration littéraire, celle des jésuites, puis celle des philosophes, paradoxalement d’accord pour une fois.
Personne ne les a vus et pourtant tout le monde les connaît, car ils incarnent deux principes universels : la Nature et la Raison, fondements d’une société idéale pour les penseurs des Lumières.
Isabelle Vissière
BIBLIOGRAPHIE
Lettres édifiantes et curieuses de Chine par des missionnaires jésuites (1702-1776)
Présentées et annotées par Isabelle et Jean-Louis Vissière.
Garnier-Flammarion, 1979. Réédition : Desjonquères, 2001.
Peaux-Rouges et Robes noires
Lettres édifiantes et curieuses des jésuites français en Amérique au 18e siècle.
Édition établie et présentée par I. et J.-L. Vissière.
La Différence, 1993.
Lettres édifiantes et curieuses des jésuites de l’Inde au 18e siècle
Présentées et annotées par Isabelle et Jean-Louis Vissière.
Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2000.
Lettres édifiantes et curieuses des jésuites du Levant
Choisies et présentées par I. et J.-L. Vissière.
Desjonquères, 2004.
NOTES
1 -Ce sont les Oreillons que Voltaire met en scène dans Candide.
2 - « Ce qui me révolta le plus, lorsque je commençai à vivre avec les sauvages (abnakis), raconte le P. Rasles en 1723, ce fut de me voir obligé de prendre avec eux mes repas. Rien de plus dégoûtant. Après avoir rempli de viande leur chaudière, ils la font bouillir tout au plus trois quarts d’heure, après quoi, ils la retirent de dessus le feu… Chacun mord dans cette viande comme on ferait dans un morceau de pain. Ce spectacle ne me donnait pas beaucoup d’appétit. »
3 - « On ne peut disconvenir que les missionnaires qui travaillent à la conversion de ces peuples, ne trouvent des obstacles bien difficiles à surmonter. Le mépris que les Chinois ont pour toutes les autres nations, en est un des plus grands, même parmi le bas peuple. Entêtés de leur pays, de leurs mœurs, de leurs coutumes et de leurs maximes, ils ne peuvent se persuader que ce qui n’est pas de la Chine mérite quelque attention. » (P. de Chavagnac, février 1703.)
4 - « On sait que les Chinois se piquent d’être les peuples les plus polis et les plus civilisés qui soient au monde ; mais on ne conçoit point ce qu’il en coûte pour se rendre civil et poli selon leur goût. Le cérémonial de ce pays-ci est le plus gênant et le plus embarrassant pour un Français, qu’on puisse s’imaginer. » (P. de Chavagnac, décembre 1701).
5 - « Une barbe de deux ans, une tête entièrement rasée, excepté dans le seul endroit où les ecclésiastique en Europe portent la tonsure, des habits tels qu’on ne se les figure point… Une longue robe de toile blanche, une autre par dessus, aussi longue… de soie bleue ; sur le tout, un petit habit noir ou violet qui descend aux genoux, un petit bonnet en forme de cône raccourci, chargé tout autour de soies pendantes ou de crin rouge, des bottes d’étoffe aux pieds, un éventail à la main. » (P. Jacques, novembre 1722.)
6 - « Tantôt il faut parler du gosier, tantôt du palais, presque toujours du nez. J’ai récité au moins cinquante fois mon sermon devant mon domestique, avant que de le dire en public.» (P. Bourgeois, octobre 1769).
7 - L. A. Muratori, Relation des missions du Paraguay, chap. VI (traduction française, 1754).